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à Londres, l’usage d’un parapluie était encore une preuve d’effémination, et nombre de gens en été croient devoir exposer leur nuque au soleil, même aujourd’hui, pour ne pas recourir à une ombrelle, dont le salutaire usage, cependant, commence à se répandre de plus en plus. Dans l’organisation de la demeure, une salle à manger distincte de la cuisine, un salon distinct de la salle à manger, un cabinet distinct de la chambre à coucher, une salle de bains et d’hydrothérapie, et jusqu’à ce retrait décent, aéré, pourvu d’eau pour les besoins naturels, ont été déclarés des inutilités et passent encore pour l’être auprès de certaines gens. Cependant, l’usage aujourd’hui très répandu de ces superfluités d’autrefois ou de ces pratiques jadis traitées de luxueuses a singulièrement contribué à accroître la vie moyenne, à écarter ou prévenir les épidémies, et à rendre certains quartiers des grandes villes beaucoup plus sains que nombre de villages ou de fermes en pleine campagne.

Les frontières du luxe vont sans cesse en reculant, et c’est un grand bonheur. Le luxe d’autrefois devient sinon le nécessaire d’aujourd’hui, du moins une jouissance, soit inoffensive, soit utile, à la portée d’un grand nombre d’hommes.

Qu’il ait ainsi sa racine soit dans la sensualité et dans la vanité, comme l’affirment ses critiques, soit dans le goût de l’idéal, le luxe, pourvu qu’il ne viole pas la nature, a pour instrument de propagation l’instinct d’imitation de l’homme, le désir de se conformer aux habitudes des gens les plus haut placés, puis aux sentimens et aux mœurs qui prévalent dans la communauté. Ainsi, les objets de luxe deviennent peu à peu des objets de convenance, les luxuries, pour parler comme les Anglais, se transforment en decencies.

Il est rare que les vieillards n’appellent pas luxe toute nouvelle mode, tout objet dont leur enfance ou leur maturité ignorait l’usage. Dans la Puissance des Ténèbres de Tolstoï, un vidangeur, type de l’homme honnête et chrétien, considère comme une preuve d’effémination que l’on établisse des cabinets publics de commodité.

Le caractère d’une consommation doit être jugé, non d’après un certain type que l’on se fait de la nature humaine en général, suivant la méthode de Rousseau et de Tolstoï, son disciple, mais d’après les diverses circonstances de lieu, de climat, de profession et de milieu.

Il y a un luxe sain, intelligent, et un luxe malsain, extravagant. Sans que l’on puisse dresser une nomenclature, qui serait naturellement incomplète et trop absolue, de l’une et de l’autre catégorie, le luxe est sain chez les esprits sains, et il est