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mortels ennemis. Ils ne forment pas plus une nation qu’autrefois, mais ils pratiquent une religion qui leur commande de nous haïr. C’est elle qui met entre eux et nous une séparation profonde, qui les réunit ensemble, malgré le goût naturel qu’ils ont de vivre isolés, qui les rend défians des bienfaits que nous leur apportons, qui fait qu’ils prêtent l’oreille à tous ceux qui essayent de les soulever contre nous. La guerre qu’ils nous ont faite pendant cinquante ans n’est pas une guerre nationale ; c’est une guerre religieuse. Rien de pareil n’existait du temps des Romains. Les indigènes avaient une religion que nous ne connaissons guère, et dont on ne peut dire qu’une chose, c’est qu’à la manière dont elle s’est accommodée des autres, il est probable qu’elle n’en devait pas être essentiellement différente. Les religions antiques, avec leur absence de dogmes précis, leurs dieux en nombre illimité et à formes indécises, ont toujours des contours vagues, des limites incertaines, qui leur permettent de se pénétrer les unes les autres et souvent de se confondre. Quand le hasard les rapproche, elles sont plutôt tentées de voir par où elles se ressemblent que par où elles diffèrent — et c’est justement le contraire de ce qui arrive aujourd’hui. — Leur première idée n’est pas de s’anathématiser et de se combattre ; elles cherchent plutôt à trouver quelque moyen de se supporter mutuellement et de s’entendre. C’est ainsi que les dieux berbères paraissent avoir vécu en bonne intelligence avec ceux de Carthage. Il est vraisemblable qu’ils se sont quelquefois identifiés ensemble, et que leur culte, qui devait être très simple, s’est approprié quelques-unes des pratiques des cultes puniques[1]. Avec les Romains, il leur fut encore plus facile de s’accorder. Les Romains avaient pour politique de respecter la religion des vaincus. Du reste ce respect leur était rendu facile par l’idée qu’ils se faisaient des Dieux. Comme ils croyaient que les religions sont locales, c’est-à-dire qu’un dieu est attaché à un pays particulier et le protège, ils n’avaient aucun scrupule à se mettre aussi sous sa protection, quand ils habitaient ce pays, ou même qu’ils ne faisaient que le parcourir. En Afrique, ils invoquaient le dieu Bacax, dans sa grotte, et Baldir, et Ieru, et Motman, et s’adressaient à eux aussi dévotement que s’ils n’en avaient jamais connu d’autres. Il leur arrivait plus souvent encore, pour être sûrs de n’en omettre aucun, de les prier tous à la fois sous le nom de Dieux Maures

  1. C’est ainsi que les indigènes adoptèrent l’usage des stèles votives, si répandu à Carthage. On peut voir, au musée d’Alger, la stèle trouvée à Abizar, en Kabylie, qui porte une inscription berbère, et qui est le plus curieux modèle de l’art indigène. Si le dessin grossier de la figure appartient en propre aux Berbères, la forme de la stèle a été empruntée aux Carthaginois.