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évolution se faisait d’ordinaire quand les indigènes s’étaient enrichis et qu’avec la fortune, le désir leur venait de prendre place dans la bonne société de leur pays. Les gens du monde, comme on sait, dédaignaient les Miggin et les Namphamo, et il fallait se donner un air romain pour leur plaire. La mode était si impérieuse qu’on n’osait pas lui résister, même quand on aurait eu quelque intérêt à le faire. Nous voyons qu’une grande dame, très fière de descendre des anciens rois du pays, et qui s’intitule elle-même « la première des femmes numides », n’en a pas moins abandonné le nom de ses ancêtres et s’appelle Plancina.

Les indigènes, en quête d’un nom romain, quand il ne leur était pas imposé par les circonstances[1], durent éprouver quelquefois une certaine peine à le choisir. Rappelons-nous combien les juifs furent embarrassés lorsque, à la fin du siècle dernier, ils reçurent chez nous l’état civil et qu’il leur fallut en quelques semaines se pourvoir d’un nom de famille. En Afrique, la difficulté fut résolue de différentes manières. Quelques-uns s’appelèrent Maurus, Gætulus, Numida, ce qui ne demandait pas un grand effort d’imagination. D’autres se contentèrent de traduire par un à-peu-près latin leur nom punique ou berbère. Les plus audacieux se créèrent un nom de toutes pièces et l’empruntèrent très souvent aux plus illustres maisons de Rome ; nulle part on n’a trouvé dans les inscriptions autant de Julii, de Cornelii, d’Æmilii, de Claudii, etc. Il n’est pas possible d’imaginer que ce soient tous des descendans ou des alliés de ces nobles familles. Serait-il vraisemblable que cette grande aristocratie, qui s’est à peu près éteinte dans le pays d’où elle sortait, eût refleuri si loin de Rome avec une telle richesse ? À la rigueur on peut supposer que quelques-uns d’entre eux étaient des cliens ou des obligés de ces illustres maisons, des gens qui en avaient reçu quelque faveur ; mais comment l’admettre de tous ? Le plus simple est encore de croire qu’ayant à se donner un nom, et libres de le choisir comme ils voulaient, ils se sont décidés pour les plus célèbres. Tout ce qu’on croit apercevoir c’est qu’ils ont pris de préférence ceux qui avaient quelque lien avec l’histoire de leur pays. On se souvenait en Afrique des Scipions, qui avaient deux fois vaincu Carthage ; on n’y avait pas oublié Jules César et la foudroyante victoire de Thapsus ; peut-être n’y a-t-il pas d’autre motif pour qu’on y rencontre tant de

  1. Comme, par exemple, quand le nouveau citoyen prenait, par reconnaissance, le nom du magistrat ou du prince auquel il était redevable du droit de cité. On a remarqué que, quoique ce droit ait été surtout concédé aux Africains sous l’empire, les noms des empereurs, sauf celui de Julius, ne sont pas, dans la liste du Corpus, plus fréquens que les autres.