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des frontières, en plein désert. Nous n’avons que des renseignemens très vagues sur la manière dont elles se gouvernaient. Les inscriptions nous parlent d’un chef qu’elles appellent princeps gentis, et qui était assisté d’un conseil des hommes les plus importans de la tribu[1]. Nous ne savons de quelle manière le chef et ses assesseurs étaient élus, mais nous pouvons être sûrs que Rome ne se désintéressait pas d’un choix qui pouvait avoir tant de gravité pour elle. Dans tous les cas, elle se réservait d’accorder au chef l’investiture. Aujourd’hui nous donnons au cheik le burnous rouge, qui est le signe de son autorité ; les Romains joignaient au manteau blanc dès brodequins avec des ornemens d’or, un bâton d’argent et des bandelettes qui formaient sur la tête une sorte de couronne. C’était un costume de roi ; aussi les chefs des gentes sont-ils souvent appelés reges ou reguli. La grande affaire, alors comme aujourd’hui, était de cantonner ces tribus remuantes, toujours prêtes à se jeter sur les champs des autres, surtout s’ils sont fertiles et bien cultivés. Aussi voyons-nous les Romains fort occupés à leur assigner des limites fixes (fines assignati genti Numidarum), et à les y maintenir. Pour les empêcher de franchir ce territoire où on les enfermait et les forcer d’y vivre tranquilles, on avait institué auprès d’eux un représentant de l’autorité romaine qui s’appelait præfectus ou procurator Augusti ad curam gentium. Ces fonctionnaires paraissent avoir été choisis avec beaucoup de soin ; d’ordinaire ils sortaient de l’armée, ils avaient été préfets de cohortes, ou tribuns militaires. Quelquefois ils appartenaient à l’administration civile. On ne sait pas au juste quel était leur rôle, mais voilà longtemps qu’on les assimile à nos chefs de bureaux arabes.

Il est clair que ces tribus indépendantes, surtout quand elles étaient séparées par des sables ou des chotts des territoires romains, ont dû rester plus fidèles à leurs habitudes nationales ; et pourtant la civilisation paraît les avoir entamées elles-mêmes plus qu’on ne semble le croire. Nous avons vu que l’influence des villes romaines de la frontière, Theveste, Thamugadi, Auzia, etc., se répandait très loin, et que quelques-uns des barbares qui les venaient voir, par curiosité ou par intérêt, devaient en rapporter chez eux la notion et le goût d’une autre façon de vivre. D’ailleurs plusieurs d’entre eux servaient dans les troupes auxiliaires et voyaient du pays à la suite des légions. Les Maures de Lusius Quietus firent, sous Trajan, les campagnes du Danube et entrèrent à Babylone avec lui. Quand ils revenaient chez eux,

  1. Ce conseil parait s’être composé de onze personnes (undecim primi). Il était probablement formé du princeps et de dix notables.