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remarquable ; et si la nature lui eût donné un autre caractère, il eût été un ambassadeur accompli. Il en avait d’ailleurs la prestance, et sans le connaître on devinait, en le voyant, un homme investi de hautes fonctions. De formes distinguées, de taille élevée, sec, rectiligne, dirait un membre de l’Académie des sciences qui m’honore de son amitié, il commandait la considération, sinon le respect. C’était en outre un lettré, un profond helléniste : il n’en tirait pas vanité ; sa conversation ne le révélait pas toujours, car il aimait à s’entretenir uniquement de sujets faits pour mettre en relief ses facultés professionnelles, n’ayant jamais en vue que d’affirmer et de faire sentir l’autorité qu’il avait acquise et dont il revendiquait hautement les privilèges. Doctrinaire et hautain, il acceptait la discussion sans jamais consentir à faire le sacrifice de son opinion. Tel était son sentiment à cet égard que tout lui paraissait bon pour l’imposer à son interlocuteur, ne se montrant pas toujours suffisamment scrupuleux sur les moyens, et s’il se trouvait en dissentiment avec l’un de ses collègues devant la Porte, il rudoyait les ministres du sultan pour les contraindre à se ranger à son avis.

Voilà l’homme que je voudrais montrer tel que je l’ai connu dans son rôle d’ambassadeur accrédité auprès du sultan. C’est en effet à Constantinople, sur le théâtre même de ses exploits les plus retentissans, que je l’ai rencontré et vu à l’œuvre. Comment me suis-je trouvé moi-même sur ce terrain où la diplomatie s’est, de tout temps, livrée à des luttes ardentes ? On me permettra de le dire, et l’on verra ainsi comment j’ai été initié aux circonstances dont il me faut présenter un rapide récit pour mieux m’acquitter de la tâche que j’entreprends.

J’ai été attaché au ministère des affaires étrangères en 1840, et j’avais à peine taillé mes plumes d’expéditionnaire que je recevais l’ordre de me rendre en Égypte pour participer, suivant la formule officielle, aux travaux de notre consulat général. Je débarquai à Alexandrie le 15 août, et j’arrivai pour assister à la défaite de notre politique. Ces événemens me troublèrent profondément ; ils étaient pourtant de nature à mûrir un esprit jeune et inexpérimenté : je les ai racontés ici même[1] et je n’ai pas à y revenir. En 1831, le marquis de La Valette, qui avait agréé ma collaboration pendant son séjour en Égypte, ayant été appelé à l’ambassade de Constantinople, obtint que je fusse adjoint au personnel désigné pour le suivre dans ce nouveau poste. Je dus ainsi à sa constante amitié, qui m’a suivi dans toute ma carrière, de passer des rives du Nil sur celles du Bosphore ; j’y arrivai avec

  1. Voir la Question d’Égypte dans la Revue des Deux Mondes, du 1er et du 15 novembre 1891.