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grand et irréductible entre des avis contradictoires venant de Paris et de Londres. On songea aussitôt à trouver un moyen propre à le tirer de ce mauvais pas, et on eut recours à un expédient que le lecteur va pouvoir apprécier. Je n’ai jamais su si Rechid-Pacha en a pris l’initiative ou s’il lui a été suggéré ; ce qui est certain, c’est qu’il y prêta la main avec un coupable empressement.

Rechid-Pacha cependant était doué de certaines qualités de l’homme d’Etat ; il avait l’esprit large et la résolution prompte. De tous les conseillers du sultan, il fut le premier à reconnaître que le moment était venu de tirer la Turquie de ses langes, de passer le niveau sur les races jusque-là superposées de l’empire ottoman, seul moyen désormais de le mettre en posture de prendre rang dans le concert européen et de le relever de la déchéance où il tombait chaque jour davantage. Il eut le courage de professer hautement et de soutenir cette opinion nouvelle et inattendue dès son arrivée au pouvoir. Il groupa, autour de lui, des hommes jeunes et éclairés comme Aali et Fuad-Pacha, qui, avec beaucoup d’autres, partagèrent et défendirent ses vues, envisagées, au contraire, comme des hérésies par la plupart des vieux serviteurs du Sultan et par la classe improprement appelée des lettrés. Sans craindre l’opposition qu’il soulevait, fort redoutable en ce moment, il sut les présenter au sultan Mahmoud sous une forme et dans des conditions qui lui valurent son adhésion et ses encouragemens. Rien cependant, ni dans l’éducation, ni dans le passé de ce souverain ne l’avait préparé à des résolutions que, suivant le plus grand nombre, répudiaient également la religion et toutes les traditions nationales. Pour triompher de ces obstacles, il avait fallu, à Rechid-Pacha, une grande puissance de persuasion et une robuste volonté. Il avait fait ses premiers pas dans la voie des réformes en 1840. Il siégeait alors, pour la première fois, dans le cabinet turc en qualité de ministre des affaires étrangères. L’Angleterre ayant pris en main la politique qui fut, à cette époque, inaugurée contre Mehemet-Ali, c’est sur l’Angleterre qu’il s’appuya, et il entra, avec l’ambassade de la reine, dans des relations devenues à la longue tellement étroites qu’il dut leur sacrifier sa liberté d’action et son indépendance.

Plus que chez tout autre, l’homme d’Etat, chez Rechid-Pacha, était doublé de l’homme privé. Il en avait les faiblesses et les passions. Il était incessamment aux prises avec des rivalités qui pouvaient balancer son influence, et il leur opposait une fermeté d’autant plus énergique qu’il sentait lui-même qu’il avait à racheter soit auprès du sultan, soit auprès de l’opinion publique,