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affaires étrangères, et qui remonte bien loin, c’est de penser que tous les agens conviennent à tous les postes et de les déplacer constamment. Qui de nous n’a vu tel diplomate ou tel consul transféré, pour des raisons de simple convenance, souvent personnelles, du nord au sud, d’Europe en Amérique, pour recommencer, sur nouveaux frais, son travail d’observation et d’étude. C’est là une coutume qu’il est urgent d’abandonner. J’ai résidé quinze ans dans le Levant et la première notion, bien exacte, que j’en ai conçue, c’est que je l’ignorais absolument. Ce ne fut qu’à la longue que j’appris à démêler les intérêts de race et de religion qui séparaient si profondément les populations au milieu desquelles je vivais. Il serait puéril de prétendre qu’un agent doit débuter et vieillir dans le même poste. Un pareil système serait incompatible avec le cours naturel des choses ; les déplacemens s’imposent, mais il convient de les limiter aux besoins réels et aux circonstances impérieuses.

Lord Stratford de Redcliffe devait, pour une bonne part, son immense influence au long séjour qu’il avait fait en Orient, qui lui permettait de maîtriser les hommes à Constantinople, au besoin de méconnaître les ordres qui lui venaient de Londres. Il avait acquis lentement une parfaite connaissance, du théâtre où il évoluait. Il savait les bonnes avenues qui conduisaient au palais, celles qu’il fallait prendre pour triompher, à la Porte, des résistances qu’il était exposé à y rencontrer. Il avait vu à l’œuvre tous les conseillers du sultan, les vieux et les jeunes ; il avait pu apprécier leur valeur respective, leur caractère, leurs faiblesses. L’expérience lui avait ainsi donné une notable supériorité sur ses propres collègues qui défilaient devant lui en se succédant, pendant qu’il était immuable, comme un roc, devant tous ces passans. Comment son gouvernement pouvait-il manquer d’être exactement renseigné par un représentant si bien informé lui-même ? Comment les ministres et les ministrables à Constantinople n’auraient-ils pas compté avec un diplomate qu’ils retrouvaient toujours à son poste[1] ? Comment lui-même aurait-il pu s’empêcher de concevoir une haute idée de sa position personnelle et de son autorité ? J’insiste parce que l’exemple est précieux et qu’il convient de l’observer quand on envisage les conditions dans lesquelles il

  1. Pendant les quatre années que j’ai passées à Constantinople, j’ai servi sous trois chefs et j’ai géré moi-même l’ambassade durant quinze mois. Pendant presque toute la durée de l’empire, l’Angleterre a été représentée à Paris par lord Cowley qui, ayant pris sa retraite peu avant 1870, fut remplacé par lord Lyons, lequel a occupé le poste de Paris pendant dix-huit ans. Combien de titulaires a vus défiler notre ambassade à Londres pendant cette période qui a été remplie par deux ambassadeurs anglais à Paris ? En ne consultant que ma mémoire, j’en compte quatorze.