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l’homme l’esprit et l’âme, il le prive à la fois de son principe directeur et de son principe plastique, lui arrachant du même coup l’essence divine et la substance humaine. La Rochefoucauld a montré merveilleusement combien l’homme est habile à se tromper par amour-propre. Il eût admiré dans le cas présent comment il excelle à se ruiner par orgueil. Voilà un prophète qui prêche l’homme surhumain et lui ôte la force qui pourrait l’élever au-dessus de lui-même. Il sent bien qu’en admettant l’âme ou l’esprit au-dessus et au delà du corps, il faudrait leur donner pour cause et pour fin Dieu, le Divin et l’ordre universel. Quelque nom qu’il donne à cette puissance insondable, elle le dépassera de toute son immensité. Voilà ce qu’il ne veut à aucun prix. De là l’apologie du corps et l’appel à l’instinct. Mais l’instinct évoqué se vengera. Le renversement de la hiérarchie des forces est la malédiction de l’intellectuel pervers qui a tué sa sensibilité morale et détruit son centre de gravité. L’instinct érigé en guide conduit l’intellectuel à la folie ; non seulement l’enseignement antipsychique, anti-organique et antisocial de Zarathoustra enfantera l’anarchie autour de lui, la guerre de tous contre tous ; il bouleversera sa propre conscience, il mettra la guerre entre son cerveau, son cœur et ses sens. Ce sera la désintégration et l’effondrement. Juste Némésis ! Qui travaille pour la vie, la reçoit ; mais l’ouvrier de la mort est saisi par elle.

En attendant, l’évangile à rebours, le nouveau sermon de la montagne, continue âpre et incisif. Les flèches d’acier volent empennées de roses, les paradoxes s’empanachent de pensées rares. Zarathoustra flétrit l’humilité comme une vertu de va-nu-pieds, comme un haillon d’hypocrisie. Lui-même donne l’exemple d’un orgueil sans contrainte comme sans limite. Les sages et les prophètes du passé étaient tous des saints imbéciles ou des pédans solennels. Leur doctrine a sombré à cause de « l’esprit de lourdeur qui était en eux. » Ils n’ont su que trébucher et tomber. Zarathoustra seul s’en va sur toute chose d’un pas subtil de danseur, seul il a des ailes, seul il a trouvé la vérité sur sa montagne.

Dans l’ivresse de sa découverte, son esprit pétille comme la mousse du vin nouveau. « Un air léger et pur, le danger tout près, et l’esprit plein de joyeuse méchanceté : tout cela va bien ensemble. Je veux avoir autour de moi des esprits malins, car je suis courageux. Un courage qui chasse les spectres, se crée lui-même des démons. Le courage veut rire. — Je ne sens plus avec vous : ce nuage que je vois à mes pieds, cette noirceur et cette lourdeur dont je ris, c’est votre nuée d’orage… Celui qui monte sur les hautes montagnes rit de toutes les tragédies et de tout le sérieux funèbre de la vie. Insoucians, ironiques, violens, ainsi nous veut