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Comment pourriez-vous croire, hommes bigarrés, — vous qui êtes les peintures de tout ce qui a jamais été cru !

Vous êtes des réfutations ambulantes de la foi elle-même ; vous êtes le rhumatisme vivant de la pensée.

Vous êtes des inféconds : c’est pour cela que vous manquez de foi. Celui qui doit créer a toujours ses rêves prophétiques et ses astres conducteurs, — et croit à la foi !

Vous êtes des portes à demi ouvertes devant lesquelles attendent des fossoyeurs. Et votre réalité consiste à dire : « Tout ce qui vit mérite de périr ! »

Dans tout ce poème, je vois bien la fin d’un monde, mais je ne vois pas l’aurore du nouveau. Ô Zarathoustra, prophète impitoyable au passé, impitoyable au présent ; toi qui as fermé l’oreille au cri de la souffrance humaine et qui, dirait-on, n’as jamais mis le pied dans un hôpital, dans une mine de houille ou dans un galetas de pauvres ; toi qui as étouffé les voix divines de ton propre cœur ; toi qui ne crois pas aux puissances célestes et qui veux l’homme surhumain ; toi qui ensables les sources de l’amour et qui cependant t’appelles « un chanteur de la joie et un danseur de la vie », es-tu si sûr de toi-même ? Il fait sombre autour de toi, dans les vallons de ton île bienheureuse. Quand tu passes le soir avec tes disciples muets dans la clairière ombreuse, les jeunes filles aux belles chevilles qui dansent sur la pelouse cessent subitement leurs rires et s’enfuient malgré ton salut amical. Ton regard leur fait peur. Toi-même tu trembles devant le crépuscule envahissant, et, seul avec ta propre âme, tu recules devant le noir qui s’épaissit dans ses profondeurs.

Dans une de tes courses en mer, au déclin du soleil, tu as vu se profiler sur la splendeur du couchant une île noire, toute semée de tombeaux, et tu as reconnu les tombeaux des rêves chers à ta jeunesse. Mais tu as beau dire que ta volonté invulnérable, ta volonté qui brise les rochers est assise sur ces tombeaux comme la jeunesse éternelle. Tu es inconsolé. Ces rêves que tu pleures malgré tout, ces rêves que rien ne pourra réveiller, ce ne sont pas comme tu le crois tes ennemis, c’est toi-même qui les a tués avec les flèches de ton orgueil ! Ta Némésis s’est jetée sur toi et t’accable. Tu voudrais aimer encore, mais tu ne peux plus !

Une nuit, le prophète s’enfuit brusquement comme un voleur, et, quittant les îles bienheureuses, se rembarque pour le continent. Il a besoin d’être seul dans son antre et de se consulter avec son aigle et son serpent. Revenu dans sa montagne, Zarathoustra est hanté malgré lui par l’idée de Dieu. Il la sent suspendue comme une épée de Damoclès sur sa tête. Mais il la nie avec rage. Un certain nombre de sages ont pensé ceci : « Puisque j’ai une âme et un esprit et qu’il y en a d’innombrables, il doit y