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de Florence était bien moins riant alors que celui de Naples. Un duc d’Athènes, en chair et en os, plus difficile à vivre que Thésée, Gaultier de Brienne, durant près d’une année, pendit les mécontens, vida le coffre-fort des bourgeois et leur enleva leurs filles. En quelques mois, Boccace eut en raccourci le spectacle des agitations qui troublaient Florence depuis plus de deux siècles : coups d’État, conspirations, émeutes, incendies, massacres et proscriptions, et, du haut du campanile communal, la clameur lugubre du tocsin. L’incorrigible jeune homme, loin de se convertir à cette vie nouvelle, souhaitait passionnément de s’enfuir à Naples. « Ô combien est heureux celui qui se possède en pleine liberté, ô vie de plaisir, phis belle qu’aucune autre ! »


O lieto vivere e più ch’altro bello !


Il revint donc à ses premières amours. Mais Robert le Sage était mort ; André, neveu et gendre du bon roi, assassiné, avait été jeté par les fenêtres du palais ; Louis de Hongrie, frère de la victime, chassait Jeanne, la reine sanglante, et s’emparait violemment du royaume ; les chants et les rires avaient cessé et les amours pleuraient sur les rives du golfe charmant. La peste de 1348 rappela Boccace à Florence. Son père venait de mourir et laissait à sa tutelle un très jeune frère, Giacomo, issu d’un second et récent mariage du vieux marchand. Florence et la Toscane étaient en deuil. Toutes sortes d’impressions graves, l’influence morale de Pétrarque, alors dans toute sa gloire, l’étude assidue de Dante, la maturité commençante de la vie, produisent alors sur l’esprit de Giovanni un effet singulier, comme une soudaine fécondation. Il suffit qu’un souffle de tristesse l’ait effleuré pour que son propre génie lui soit révélé, et qu’il prenne des choses humaines une conscience nouvelle, plus généreuse et plus claire. Sa période lyrique est désormais close. Il renonce à répandre l’histoire de son cœur en des poésies ou des romans d’une assez médiocre invention. Il s’est beaucoup diverti jusqu’alors ; mais il vient de traverser des heures mauvaises, et tout ce qu’il a aimé comme le peu qu’il a souffert de la vie lui dévoile les joies ou les misères de la vie d’autrui. Le sens dramatique s’éveille en lui. Montrer, sans mélancolie aucune, les passions, les ridicules, les vices de son temps, non point sur des tréteaux et par l’artifice du dialogue, mais par des contes, telle sera l’œuvre du grand écrivain. À la Divine Comédie qu’il devait commenter, déjà vieux, devant les petits-fils des hommes que Dante avait brûlés et marqués d’infamie, Boccace fera succéder la comédie italienne, surtout florentine, souvent aussi la tragédie humaine, avec ses hor-