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malgré ses soixante-treize ans, et courait tous les jours du canton à la sous-préfecture pour veiller aux intérêts de sa petite commune. Bien qu’il dût aller presque chaque année aux eaux, pour soigner une ancienne maladie de foie, Renduel était encore alerte et solide lorsqu’il fut subitement frappé d’une paralysie partielle. La maladie parut un instant céder devant un traitement énergique, mais une seconde attaque, plus violente, l’emporta le 19 octobre 1874. Il approchait de ses soixante-seize ans.

Depuis que Renduel s’était retiré à la campagne, il avait peu à peu perdu de vue ses anciennes relations de Paris. Dans les premiers temps de son séjour à Beuvron, quelques lettres d’affaires venaient encore le déranger des travaux des champs, mais ces derniers échos de la vie passée n’avaient pas tardé à s’éteindre ; et l’éditeur à la mode de 1830 s’était si bien incarné dans le campagnard, s’était si complètement isolé, que tous avaient oublié et le lieu de sa retraite et jusqu’à son nom ; la plupart le croyaient mort. Mais lui n’oubliait pas les écrivains qu’il avait édités ou poussés vers le succès, et quand une de ces brillantes intelligences s’éteignait, il en ressentait vivement le contre-coup ; la mort des derniers survivans, celle de Sainte-Beuve, de Jules Janin, l’avait péniblement affecté, et surtout celle de Théophile Gautier.

Tel j’ai connu Renduel vers la fin de sa carrière, tel je le voyais encore un mois avant sa mort. Il était foncièrement bon, dévoué, affectueux, cachant son excellente nature sous des dehors bourrus, fuyant le monde et ne se dépensant pas en vains témoignages d’amitié, mais aimant d’autant plus vivement ceux qu’il aimait. Pendant les quinze plus belles années de sa vie, il se trouva mêlé à ces luttes ardentes qui ont jeté le plus vif éclat, et il y prit une part active, convaincue : là est le secret du succès de son entreprise. Le souvenir de sa librairie est impérissable : il se lie intimement à l’histoire du mouvement littéraire, de notre siècle, et le nom d’Eugène Renduel y restera attaché comme l’est celui de Claude Barbin à la littérature du XVIIe siècle. Cet honneur est mérité, car il sut servir les intérêts des lettres, et c’est justice que son nom soit toujours prononcé avec ceux des écrivains qu’il a publiés et patronnés : il fut pour eux mieux qu’un éditeur ordinaire, un allié et un ami.