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II

La langue d’une nation est à son caractère ce que les traits du visage sont au caractère de l’individu : la philologie est une physionomie. Bien plus, selon la remarque de M. de Hartmann, « les formes de la langue nationale règlent les mouvemens de l’imagination. » Le génie de la France s’est imprimé dans la langue reçue des Romains. Débarrassée de ses plis solennels, cette langue court, agile et légère, toute prête pour la pensée, la parole, l’action. Le besoin d’avoir un idiome éminemment propre aux rapports sociaux est une des raisons qui firent du français un langage si analytique, par cela même si clair, où le faux détonne comme sur un instrument bien accordé. Le français exprime en autant de mots distincts non seulement les idées principales, mais encore les idées accessoires, souvent même les simples notions de rapport. Ainsi la pensée se déploie en son ordre logique plutôt que passionnel et « pathétique ». Ce n’est ni le sentiment personnel ni le caprice de la volonté qui marquent la position des mots, de manière à mettre en avant tantôt l’un, tantôt l’autre, par un perpétuel changement des plans du tableau : la raison impose sa loi, proscrit les inversions, rejette même les mots composés et les néologismes, qui permettent à l’écrivain de se faire une langue pour lui seul. C’est pourquoi ce qui a passé dans notre langue est devenu accessible à l’universelle société des esprits. Le sentiment même n’y peut pénétrer que par l’intermédiaire de l’idée, et il est obligé de s’y réduire à des nuances pour la plupart intellectuelles. Jusque dans l’expression des pensées les plus personnelles, la langue française exige une certaine impersonnalité et comme une part de sympathie universelle. Elle veut qu’on plane en commun dans une région lumineuse, avec des horizons clairs et vastes de tous côtés. De là cette horreur excessive du « nocturne » et de tous les « clairs de lune transcendantaux », chers aux Germains ; de là aussi cette peur de l’expression trop violente ou simplement trop énergique et trop concise, de tout ce qui peut avoir un accent brutal et sauvage, par cela même insociable. Elle a « une probité », elle a aussi une douceur « attachée à son génie. »

Est-ce donc que notre langue ait vraiment le degré d’absolue « objectivité » qui lui est attribué d’ordinaire ? Non, car si nous n’introduisons pas dans les objets exprimés nos passions « subjectives », nous leur imposons une certaine forme logique et esthétique qui n’est pas toujours en harmonie avec le fond réel. Notre langue, en effet, n’use pas exclusivement des procédés