Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/77

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans l’ordre social, notre génie niveleur est porté, encore plus aujourd’hui que jamais, à méconnaître les inégalités naturelles, non seulement la hiérarchie fondée sur la tradition, mais celle même qui est fondée sur le talent. C’est que nous concevons toujours la société d’une façon trop mathématique, comme une collection d’unités similaires, soumises toutes ensemble à quelque volonté supérieure ; nous n’y découvrons pas ce vivant organisme où chaque membre est solidaire du tout. De même, nous n’apercevons guère dans le droit qu’un rapport entre individus, sans nous soucier assez du rapport avec la collectivité, avec le développement régulier de la vie nationale ; nous nous en tenons, soit à un individualisme superficiel et de nature toute logique, soit à ce socialisme également superficiel et abstrait qui est aujourd’hui à la mode, au lieu de considérer l’individu dans le tout réel et actuel en dehors duquel il ne saurait vivre.

Chaque peuple n’a pas seulement sa morale nationale, qui est sa manière propre de concevoir et de réaliser un idéal en rapport avec son caractère ; il a aussi sa morale internationale, qui est sa façon de se conduire envers les autres peuples. Ces deux espèces de morale ne sont pas toujours d’accord : le peuple anglais, par exemple, a une morale internationale dominée par l’égoïsme, ce qui ne veut nullement dire que, dans ses relations avec ses compatriotes, l’Anglais prenne l’égoïsme pour règle. Sous le rapport international, le peuple français fait contraste avec l’anglais : ce sont, pour ainsi dire, les forces centrifuges qui le dominent. Il agit par passion, par entraînement, par sympathie ou antipathie, par besoin d’aventures et d’expansion, souvent en vue d’une idée générale et, en ses beaux momens, d’un idéal humanitaire. Le Français ne comprend guère la « politique des résultats », la « politique objective » ; il fait prévaloir dans les affaires d’État tantôt des conceptions rationnelles, tantôt des notions « subjectives », celles de reconnaissance, de sympathie, de fraternité entre les peuples, d’alliances à perpétuité, comme nous en rêvions avec l’Italie. Chamfort ne nous a point encore appris que, sur le damier européen, « on ne joue pas aux échecs avec un bon cœur. » En outre, cette façon ou trop sentimentale ou trop idéaliste de traiter les affaires internationales aboutit, dans bien des cas, à des ingérences maladroites et abusives, qui, au lieu de nous faire aimer pour nos bonnes intentions, nous font haïr pour nos entreprises brouillonnes et pour l’indiscrétion de nos empiétemens. Les autres peuples nous ont toujours reproché de ne pas les laisser tranquilles, de vouloir les agiter de notre agitation, les entraîner à la poursuite de nos beaux rêves.