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se déroule sous nos yeux, jusqu’à ce que, de crise en crise, se déduise la catastrophe finale.

Le genre littéraire qui, par destination, reproduit le mieux l’évolution même de la vie, c’est le drame : aussi n’avons-nous pas eu de Shakspeare, ni de Gœthe, ni de Schiller. En revanche, Corneille, Racine et Molière ont créé trois formes éternellement vraies de cette autre sorte d’art qui exprime, sinon la vie en formation, du moins la vie en action. Tandis que poètes germaniques ou britanniques représentent de préférence le continuel et contraire effort des tendances naturelles dans un caractère toujours mouvant et en fluctuation, la tragédie française nous peint des âmes faites, nous les montre engagées dans quelque action terrible où leurs passions éclateront comme des conséquences logiques du caractère donné. Si, chez Corneille et surtout Racine, Voltaire a raison d’admirer les « combats du cœur », c’est toujours un cœur déjà formé, et que juge une raison clairvoyante.

Bien mieux encore que la tragédie, la comédie offrait à l’esprit français cet avantage de mettre sur la scène des hommes déjà développés, avec leurs vices et leurs ridicules en pleine saillie ; elle exclut par essence le long développement d’une âme en germination. En outre, elle est une peinture de la société, où viennent se heurter mutuellement les défauts des hommes. Toutes ces raisons expliquent la supériorité de la comédie en France, qui nous a valu d’être appelés par Heine les comédiens ordinaires du bon Dieu.

Avec notre préférence pour tout ce qui est « achevé » s’accorde notre sens exquis de la forme. En littérature et en art, le Français n’admet pas les bonnes intentions, quand même on lui voudrait persuader qu’elles sont des intuitions profondes et même surnaturelles ; il exige le fini de l’exécution et du style. Aussi rien n’est-il comparable à la prose française : elle a réalisé la perfection dans tous les genres, qu’il s’agisse de démontrer et de convaincre, d’émouvoir et d’entraîner, de raconter et de peindre. Quelle que soit notre admiration pour la prose grecque ou latine, nous ne saurions l’égaler aux œuvres de notre triomphante lignée littéraire, depuis Rabelais, Montaigne, Pascal, Bossuet, Voltaire, Montesquieu, Rousseau, jusqu’à Chateaubriand, Mérimée, Michelet, Flaubert, Renan et Taine, — pour ne pas citer ceux qui vivent encore et qui, en définitive, n’ont pas dégénéré !


V

A l’élément de race « méditerranéenne », que renferma toujours notre population, nous devons le goût des arts plastiques,