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plus prévoyans enfin, les plus adroits, mais les plus prudens aussi, pensent tout bas au Duc d’Orléans, car il y a un parti « orléaniste » qui couve, gagne sourdement sans qu’on le déclare, mais qui se décèle, çà et là, à la surface par une parole, un acte significatifs.

Talleyrand, rendu aux loisirs, esquisse une constitution, inspirée de celle de 1791 et de celles que Bonaparte a données aux Italiens, une sorte de compromis entre le régime de Brumaire et la charte de juillet 1830. Sieyès élabore son projet de gouvernement : deux consuls, l’un civil, l’autre militaire ; le premier ordonnant, le second agissant ; deux conseils, l’un, le tribunat, discutant les lois ; l’autre, le corps législatif, les votant ; au-dessus des uns et des autres, un sénat conservateur et un grand électeur, juge des consuls, régulateur et horloger supérieur de toute la machine. Il prépare aussi le plan du coup d’Etat qui opérera cette révolution ; ce plan repose tout entier sur le droit qu’a le conseil des Anciens de transporter le Corps législatif hors de Paris. Mais, pour persuader les Anciens, il faut qu’ils aient peur d’une journée, il faut qu’ils aient confiance en un sauveur. La journée ou le complot sont affaire de haute police, Fouché s’en chargerait. Reste le sauveur, et ceci ramène à l’armée, à laquelle il faut bien revenir, puisqu’il s’agit d’un coup de force. « Ce n’est pas le Directoire, écrivait alors Sandoz, ce sont encore moins les jacobins, et ce sont aussi peu les deux Conseils qui décideront la transmutation de la république en monarchie, non certainement ; mais ce sont les armées »…

Les armées, justement parce qu’elles étaient très nationales, avaient subi les mêmes transformations que la nation. Tout le caractère de la guerre a changé, depuis 1794, par le seul fait que, portée au dehors de la France, au-delà des anciennes frontières, au-delà même des « limites naturelles », la guerre est désormais et restera, à moins d’une catastrophe de la République, une guerre de conquête. C’est une affaire toute militaire, non plus celle de volontaires engagés pour une campagne d’indépendance, mais celle de soldats de profession, qui, entrés aux armées, bon gré, mal gré, y restent par goût, par ambition, par impossibilité de rentrer chez eux et de vivre dans leur pays. On avait eu, de 1792 à 1794, la sortie en masse d’un peuple assiégé défendant sa cité, ses dieux, son droit, ses tombeaux ; on avait entrevu, quelques semaines on 1792, et revu, sur le Rhin, au temps de Marceau et