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emmena Berthier et Gardanne, « le gros papa » Gardanne, ce dont il se trouva bien ; Lefebvre le précédait avec huit cents hommes. Il partit en voiture ; un très beau cheval noir d’Espagne, que lui avait procuré Bruix, était tenu à sa disposition. Fouché répondait de Paris. « Le premier qui remuera sera jeté à la rivière, disait cet ancien collègue de Carrier. C’est au général à répondre de Saint-Cloud. »

Là, rien n’était prêt, et l’on vit, du premier coup, quel pauvre mécanicien était le fameux astrologue Sieyès. Les salles où devaient se réunir les Conseils : les Anciens, au premier, dans la galerie de Mignard ; les Cinq cents, au rez-de-chaussée, dans l’Orangerie, n’étaient point disposées quand les députés arrivèrent. Au lieu de les « chambrer » au débotté, de les séparer, de les jeter à l’improviste, dans une délibération préparée d’avance par les meneurs et conduite à coups de sonnette et à coups de votes, on les laissa errer dans les cours et dans les jardins, de midi à deux heures, Anciens et Cinq cents mêlés. Ils s’abordent, ils s’interrogent, ils s’expliquent, et tout est compromis. Les Anciens sont harcelés de questions : « Pourquoi ce départ subit, cette translation ? Quel est ce complot si redoutable ? Où sont les conjurés ? qui a vu les pièces ? » Les Anciens ne savent que répondre. Ils avaient déjà des scrupules, de la crainte, quelque honte. Ils se sentent dupés. Est-ce donc à faire une dictature qu’on les emploie ? Orgueil, patriotisme, politique, ils délibèrent, ils hésitent, et il se forme une fissure dans cette majorité compacte sur laquelle Bonaparte et Sieyès comptaient aveuglément.

Parmi les Cinq cents tout est en ébullition. Les rudes meneurs de la Convention, les Montagnards à sabre et à poigne, ne sont plus là. Ce n’est plus que la monnaie de la grande assemblée : des « hommes à impressions violentes et à tête faible, susceptibles d’enthousiasme et de colère. » Ils se démènent, s’excitent à la lutte. C’est aux Anciens, c’est dans le Palais même qu’est le vrai complot ; c’est là qu’il faut frapper. Mais avec quoi ? Les bras, les armes manquent, et aussi l’impulsion de l’assaut, la poussée du dehors qui force à aller de l’avant ; la nécessité de marcher en tête de la foule ou d’être écrasé par elle. Ils s’emportent en invectives, en motions violentes, et ils s’arrêtent, décontenancés d’être là où ils sont, de se trouver si peu nombreux, éparpillés dans ces grandes cours désertes, avec des soldats, les fusils en faisceaux, tout à l’entour. Où est la foule ? Cette foule qui était allée, en 89, chercher