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épée, la brandit, jure de mourir s’il porte atteinte à la liberté. Enfin il les ébranle. Murat aperçoit le mouvement, lève son sabre, se met à la tête des grenadiers et fait battre la charge. Les soldats obéissent au commandement, au geste, au rythme impérieux. Murat et Leclerc en tête, ils pénètrent dans la salle, la baïonnette basse, et foncent au milieu, en poussant devant eux les députés qui essaient de résister. Murat leur crie : « Citoyens, vous êtes dissous ! » Ils vocifèrent, les tambours étouffent leurs clameurs ; les soldats les poussent toujours. Alors honteux, furieux, désespérés, ils jettent leurs toques, leurs toges et s’élancent vers les portes-fenêtres vitrées qui donnent sur le jardin.

La salle se vide. Il n’y reste bientôt, autour des soldats, que des banquettes brisées, la tribune renversée, les insignes de la représentation nationale foulés aux pieds. On en a fini avec ces républicains, comme les Conventionnels en avaient fini avec Robespierre : par le bruit brutal, couvrant, brisant la voix humaine. Ils n’étaient rien que par la parole ; en les bâillonnant, on les anéantit. C’est peu de chose encore que ces grenadiers qui les pressent, ces tambours qui étouffent leurs cris ; mais, en s’échappant de la salle, ils trouvent la nuit, le silence, le vide : quelque chose de pire pour eux que le vacarme et la violence soldatesques. Ils se dispersent, ils se cherchent dans les allées, dans les charmilles. Les plus ardens courent à Paris. C’est pour y voir un public en joie, des cafés illuminés ; autour d’eux, même dans les faubourgs, la solitude va se faire. Alors seulement ils se sentiront, et pour longtemps, vaincus.

Les Anciens, anxieux, attendaient la fin de cette bagarre, car, pour solennelle qu’est la date dans l’histoire, le spectacle ne fut pas autre chose qu’une vilaine bagarre. On raconte qu’Aréna a menacé Bonaparte de son poignard ! On propose, faute de décrets à rendre, de prêter serment à la Constitution. Mais des légistes distinguent : « Où est la Constitution ? Est-ce dans le texte littéral des articles de l’an III ? Non : la Constitution, c’est la souveraineté du peuple, c’est la liberté, c’est l’égalité. » On dispute sur les termes ; on cherche un texte de la loi ; on n’en trouve pas, et l’on se forme en comité secret sous prétexte de délibérer sur la situation, en réalité, parce qu’on se sent impuissant, et que l’on est inquiet. Mais Lucien paraît ; il raconte la séance des Cinq cents ; il en fait une tragédie romaine : un frère forcé de mettre aux voix la mort de son frère ! les horribles cris de la Terreur ! le Hors la