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Enfin, il a pénétré toute son œuvre du sens profond de l’Humanité. Par son étreinte passionnée, il a uni l’Humanité et la Nature dans ce champ de guerre où elles semblent si hostiles l’une à l’autre, là où tout semble les séparer. Avec Vigny, il dit bien, en se tournant vers l’une :


J’aime la majesté des souffrances humaines…


mais il n’ajoute pas, en se tournant vers l’autre :


Ne me laisse jamais seul avec la Nature…


car il les aime toutes deux, et toutes deux il les a peintes non ennemies, non hostiles, non rivales, mais bien plutôt sœurs, tristes sœurs accomplissant chacune sa tâche douloureuse, soumises l’une et l’autre à la même puissance supérieure que l’une et l’autre ignorent et qui les broie toutes deux. L’ennemi de la Nature et de l’Humanité est en elles-mêmes et il est inconnu… Par cette impression profonde qu’il laisse, Segantini est original. Si l’on peut dire que ses paysans ont connu ceux de Millet, que son pays est proche de celui de M. Defregger, que ses herbes sont prises dans le pré de M. Monet, et ses anges détournés du jardin de Kelmscott Manor, on ne peut dire que rien de ces maîtres ou de maîtres quelconques dispense de voir les œuvres de Segantini. Personne n’a comme lui uni à la chanson des couleurs le sanglot des âmes et la hardiesse de la touche à la délicatesse du sentiment. Il a vu en vérité des drames de la neige et du glacier que nul n’avait vus avant lui. C’est le Nansen de l’Engadine.

Quand on trotte, le soir, en voiture, dans la montagne, une des impressions les plus subtilement évocatrices qu’on puisse recueillir est d’entendre l’Angelus tintant d’un clocher lointain et égrenant ses sons graves à travers le bruit des grelots des chevaux… Pareillement, dans l’entretintinnabulement des grelots gais et des sonnailles piquantes de l’impressionnisme de Segantini, on entend la cloche qui pleure les morts. Les vibrations s’élargissent par les ondes sonores de l’air où rien ne se perd. Celui qui passe distraitement entend rire les grelots. Celui qui prête l’oreille entend pleurer la cloche. Et c’est toute la peinture de ce Maître, — et c’est toute la musique de la vie.

Robert de la Sizeranne.