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des physiciens ou des chimistes, mais ils ne font pourtant qu’exprimer une opinion tout « individuelle ».

Et aussi bien est-ce toujours là qu’il faut qu’on en revienne. Méthode scientifique, aristocratie de l’intelligence, respect de la vérité, tous ces grands mots ne servent qu’à couvrir les prétentions de l’Individualisme, et l’Individualisme, nous ne saurions trop le redire, est la grande maladie du temps présent, non le parlementarisme, ni le socialisme, ni le collectivisme. Chacun de nous n’a confiance qu’en soi, s’érige en juge souverain de tout, n’admet pas même que l’on discute l’opinion qu’il s’est faite. Ne dites pas à ce biologiste que les affaires humaines ne se traitent pas par ses « méthodes » scientifiques ; il se rirait de vous ! N’opposez pas à ce paléographe le jugement de trois Conseils de guerre ; il sait ce que c’est que la justice des hommes, et en effet n’est-il pas directeur de l’École nationale des Chartes ? Et celui-ci, qui est le premier homme du monde pour scander les vers de Plaute, comment voudriez-vous qu’il inclinât sa « logique » devant la parole d’un général d’armée ? On n’a point usé sa vie dans des études de cette importance pour penser « comme tout le monde » ; et le véritable intellectuel ne saurait rien faire comme personne. C’est le « superhomme » de Nietzsche, ou encore « l’ennemi des lois », qui n’est point fait pour elles, mais pour se mettre au-dessus d’elles ; et nous n’avons, nous autres médiocres, qu’à l’admirer et l’en remercier ! Je dis seulement que ce qu’il faudrait voir, quand l’intellectualisme et l’individualisme en arrivent à ce degré d’infatuation d’eux-mêmes, c’est qu’ils sont ou qu’ils deviennent tout simplement l’anarchie ; — et peut-être n’y sommes-nous pas encore, mais nous y courons à grands pas.

Il semble heureusement que l’on commence à s’en douter ; et, tel qui s’était fait jadis le théoricien du culte ou de la culture intensive du Moi, donne maintenant pour programme à cette culture, et pour idéal à ce culte, la « socialisation du Moi. » Je l’en féliciterais, si j’étais sûr de ce qu’il veut dire, et si je ne craignais que cette formule équivoque ne tendît, selon la conjoncture, à la socialisation des autres Moi par quelques Moi plus distingués, aussi bien qu’à l’abdication de l’individualisme devant les exigences de la société politique, économique, religieuse. Un Allemand est plus clair, c’est l’auteur du livre célèbre : La question sociale est une question morale, M. Th. Ziegler : « Sous le régime de l’individualisme, écrivait-il, il y a sept ou huit ans, la liberté et l’éga-