Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/452

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

lité des individus, posées en principe, se changent en leurs contraires, en inégalité et en dépendance, pour ne pas dire en esclavage absolu. Les conséquences sont les mêmes que dans le régime « l’État c’est moi ». Cette formule confère une liberté illimitée à un seul en enlevant aux autres tout droit. » Je lisais plus récemment encore, dans un livre italien, de M. F. S. Nitti, sur la Population et le système social : « La doctrine individualiste, qui avait été considérée jadis comme destinée à un développement considérable, ne peut être envisagée désormais que comme une phase historique dont la société a commencé à s’éloigner depuis déjà quelque temps… La conception de l’individu souverain, qui est la base de la doctrine du Contrat social de Rousseau, s’est réalisée comme une protestation indispensable, mais le moment historique qui l’a produite est désormais passé. » Et c’est enfin à un auteur américain, M. D.-C. Gilman, en son livre sur le Socialisme et l’Esprit américain, que j’emprunte ces lignes : « Ce qui est le plus nécessaire aujourd’hui, ce n’est pas une croisade contre le socialisme, au nom sacro-saint et infaillible de la libre concurrence, mais une énergique réaction contre l’individualisme grossier qui déborde de notre temps. »

Entendrons-nous ces avertissemens ? C’est pour ma part ce que je souhaite ; et c’est aux « intellectuels », s’ils sont sages, qu’il appartient d’en donner le signal et l’exemple. Ils nous ont fait depuis cent ans beaucoup de mal, et ils peuvent nous en faire encore davantage. On n’a pas tous les jours l’occasion de voir, comme dans une circonstance récente, ce que leur contentement d’eux-mêmes a véritablement d’antisocial. Mais, l’ayant vu, ils seraient impardonnables de n’y pas prendre garde. Et, puisque enfin j’ai pris sur moi de les en avertir, — sine ira et odio, quorum causas procul habeo, — j’espère qu’ils m’en sauront gré. M’en sauront-ils autant d’ajouter que, dans une démocratie, l’aristocratie intellectuelle est de toutes les formes d’aristocratie la plus inacceptable, parce qu’elle est de toutes la plus difficile à prouver, et que, si j’entends assez bien ce que c’est que la supériorité de la naissance et celle de la fortune, je ne vois pas ce qu’un professeur de thibétain a de titres pour gouverner ses semblables, ni ce qu’une connaissance unique des propriétés de la quinine ou de la cinchonine confère de droits à l’obéissance et au respect des autres hommes ?

Ferdinand Brunetière.