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LE PEUPLE GREC.

défaut même de ses qualités. Le Grec était certes trop intelligent et trop curieux pour ne pas être observateur ; il fut même le plus observateur des peuples antiques et il ébaucha les sciences d’observation ; mais il n’alla pas, comme il aurait pu le faire, jusqu’à l’expérimentation suivie et méthodique, qui eût demandé, avec un certain détachement des systèmes et des vérités abstraites, la recherche minutieuse des réalités de fait. Il faut d’ailleurs distinguer entre les diverses écoles grecques, qui manifestèrent des tendances différentes. Pour le rationalisme de Platon et de ses disciples, ce qui n’est pas expliqué et ramené à des idées est presque sans valeur : le fait brut, purement sensible, gêne l’intellectualisme du philosophe. Comment aurait-il la patience de recueillir et même de provoquer une foule de phénomènes sans en saisir les causes, pour les relier ensuite par ces connexions de fait que nous nommons des lois « empiriques » ? Il semble même à ces artistes de la science que la soumission aux faits ait quelque chose de servile, qui sent trop l’industrie de l’ouvrier, non l’art du penseur libre. D’autres écoles, il est vrai, prennent une direction différente, sans aller jamais assez loin[1]. Démocrite a déjà la vraie idée de la science : il écrit une encyclopédie, où chaque science particulière est traitée et où l’ensemble est réuni par la conception mécaniste du monde. Le génie encore plus encyclopédique d’Aristote pose à son tour la base de toutes les sciences, sans exception ; mais, préoccupé de chercher les qualités au lieu des quantités, il laisse sans emploi, d’une part, la conception de l’universel mécanisme, et, d’autre part, il n’arrive pas à poser les règles ni à donner l’exemple de l’expérimentation régulière. Ce n’est point que l’expérimentation fût étrangère aux Grecs : que n’ont-ils pas vu ou entrevu ? Médecins et chirurgiens avaient déjà expérimenté ; depuis les premiers pythagoriciens, on expérimentait en acoustique, mais alors on croyait sans doute « s’adonner à une branche des mathématiques et assurer par une théorie savante un art très estimé, la musique »[2]. Agatharchus, sous la direction d’Eschyle, avait expérimenté les conditions de la perspective théâtrale et consigné ses résultats dans un livre qui excita le vif intérêt de Démocrite[3]. Mais aucun philosophe grec n’eut l’idée d’ériger l’expérimentation en organe de la science,

  1. Voir l’excellent travail de M. Egger : Science ancienne et science moderne.
  2. V. Egger, ibid., 21.
  3. Ch. Lévêque, l’Atomisme grec et la Métaphysique (Revue philosophique, 1868).