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que l’enfant, à peine sortie de table, grimpe sur une colline dominant la ville ; elle s’étend parmi les fleurs, contemple le ciel, et pense longtemps, longtemps, à ce qu’est devenue l’âme de Byron. Le dimanche suivant, son père prend la mort du poète pour thème de son sermon. Il déplore que des dons aussi précieux soient restés stériles, faute de s’être employés à une œuvre digne d’eux. Il exalte l’héroïsme, proclame la nécessité des grands hommes, s’étend sur le rôle providentiel qu’ils ont mission de remplir. Sa fille l’écoute, elle boit ses paroles. Et le lendemain, tandis qu’elle lit les Sermons de Toplady, elle songe au sort bienheureux de ces hommes qui peuvent agir, transformer le monde d’un élan de leur cœur[1].

A treize ans, après avoir appris le latin pour lire Virgile et Tacite, elle écrit une tragédie romaine en vers, Cleon, dont Mme Fields nous donne quelques fragmens bien curieux. Un souffle tout stoïcien s’y fait jour, sur la gaucherie de la forme. On sent que la jeune fille est pleine de son sujet, qu’elle s’indigne de toute son âme contre la cruauté de Néron, et que c’est elle-même qui, par la bouche de Cleon, proclame devant l’empereur l’ardeur de sa foi.

Aussi bien ne tarde-t-elle pas à trouver une occasion de faire, pour son propre compte, une proclamation du même genre. Un dimanche d’été, elle croit entendre la voix du Christ, qui lui demande de venir à lui. Elle court dans la chambre de son père, se jette dans ses bras, et lui dit : « Père, je me suis donnée à Jésus, et il m’a prise ! »

Mais ce don d’elle-même ne lui suffit pas. Elle a besoin d’agir, et l’inaction où elle se voit condamnée va jusqu’à lui ôter le courage de vivre. « Je ne me sens d’aptitude pour rien, écrit-elle à sa sœur en 1827, et je me désole de n’être pas morte dans mon enfance, au lieu de vivre, comme je le fais, pour être à charge à moi-même et aux autres. Vous ne sauriez imaginer combien je souffre, par instans, à me trouver si faible, si inutile, si dépourvue de toute énergie. Je passe mes nuits sans dormir, je ne cesse de pleurer et de me lamenter. »

  1. « Mon père, nous raconte Mme Beecher Stowe, avait aussi la plus vive admiration pour Napoléon. Il aimait à dire que c’était un héros, et qu’on devait regretter qu’il eût fini par échouer. Quand on lui objectait le caractère de Napoléon, son ambition, son manque de scrupules, etc., il répondait en comparant ces défauts à ceux des Bourbons, qui avaient remplacé le héros sur le trône de France. « Des âmes non moins corrompues, et, en outre, nulle valeur personnelle ! » Il disait que l’autorité d’un méchant hardi et intelligent valait mieux que celle d’un méchant faible et stupide. L’article du Dr Channing sur Napoléon le révoltait. « Pourquoi s’évertuer à appliquer à Napoléon les règles strictes de la perfection chrétienne, nous répétait-il, tandis qu’on ne s’avise jamais de les appliquer à aucun autre souverain, général, ou homme d’État d’à présent ? »