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les questions usuelles de la politesse orientale, s’informant de leur grade et de leur âge, puis, après un compliment aimable sur leur avancement, venait invariablement la demande : « Et combien gagnez-vous ? » Les appointemens d’un officier nous paraissent une considération relativement secondaire : pour le vieux mandarin, c’était la question essentielle[1].

Il semble bien que depuis des siècles l’administration chinoise soit aussi corrompue qu’elle l’est aujourd’hui ; et cependant le peuple la supporte toujours ; sans doute il y a, de temps à autre, quelques révoltes locales, où les émeutiers vont jusqu’à se saisir des représentais de l’autorité pour les mener au chef-lieu de district ou même de province le plus proche et réclamer leur destitution ; celle-ci est le plus souvent accordée et c’est là ce que je voyais appeler dans une journal anglais de Shanghaï « l’élément démocratique et la participation du peuple au gouvernement en Chine. » L’oppression tempérée par l’émeute, voilà donc le régime qui prévaut dans le Céleste Empire ; mais de révolte générale contre tout le système, il n’est pas question. À vrai dire, cette machine administrative, qui nous apparaît comme si détestable, l’est surtout en ce qu’elle empêche tout progrès, et ce point de vue ne touche guère les populations, habituées à la routine de leurs usages séculaires, et n’ayant même plus la notion d’un

  1. Je rapprocherai de ce que j’ai entendu dire à Li-Hung-Chang une autre conversation qui a eu lieu, non en Chine même, mais dans un pays voisin, (la Corée, satellite jusqu’à ces derniers temps de l’Empire du Milieu, tout imprégnée de sa civilisation et n’aspirant qu’à se régler sur lui. C’est l’entrevue qu’eut, en 1892, avec le ministre des Affaires étrangères de Corée, M. G. N. Curzon, ancien sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères dans le ministère Salisbury, aujourd’hui lord Curzon de Keddelstone et vice-roi des Indes, et qu’il raconte dans son remarquable ouvrage : Problems of the Far-East. Tout le récit est typique et vaut d’être traduit : « Ayant été bien prévenu de ne pas lui avouer que je n’avais que trente-trois ans, âge qui n’inspire aucun respect en Corée, lorsque le ministre me posa la question (qui vient toujours la première dans une conversation en Orient) : « Quel âge avez-vous ? » je répondis sans hésiter : « Quarante ans. — Mon Dieu, dit-il, que vous avez l’air jeune ! D’où cela vient-il ? — Sans doute, répliquai-je, de ce que je viens de voyager pendant un mois sous le superbe climat des possessions de Sa Majesté coréenne. » — Ayant ouï dire que j’avais été ministre en Angleterre, il s’informa des appointemens qui m’étaient alloués et ajouta : « Je suppose que c’est cela qui vous a paru de beaucoup la partie la plus agréable de vos fonctions. Et sans doute les revenans-bons étaient bien plus importans encore. » Enfin, — ceci ne s’applique plus à la Chine, — sachant qu’en son pays, il n’est guère aisé d’arriver au pouvoir à qui n’est pas de la famille du roi ou de la reine, il me dit : « Je suppose que vous êtes un proche parent de Sa Majesté. — Non, » répondis-je, mais, remarquant l’air de dégoût qui passa sur son visage, j’ajoutai bien vite : « Toutefois, je ne suis pas encore marié, » et, grâce à cette insinuation sans scrupule, je regagnai complètement la faveur du vieux gentleman. »