Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/157

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il paraît qu’il ne l’avait pas dite encore tout entière, ni dévoilé entièrement le fond de son cœur. Il est certain que, dix ans auparavant, un orateur parlant de la nature dont Dieu l’aurait fait, aurait peut-être été supporté, car tout dépend de l’autorité que donne ou le caractère ou le talent, mais aurait paru un peu étrange, et qu’il aurait fallu le prestige ou de Royer-Collard, ou du général Foy, ou de Constant, pour faire passer pareils procédés oratoires ; et que c’est précisément ceux de qui on aurait pu les tolérer qui n’auraient pas songé à se les permettre.

Et je n’ai pas besoin de dire aux gens d’un certain âge que, de tous, c’est Thiers qui se laissa aller à cette pente sans songer un instant à enrayer. Il était infiniment rusé et adroit, capable de toutes les habiletés, et la modestie et discrétion en est une, et il savait parfaitement en user; mais encore est-il qu’il était Méridional, et que le Méridional est un personnage éloquent et familier, et qu’il était impossible à M. Thiers de n’être pas éloquent, et qu’il lui était au moins difficile de se retenir très longtemps d’être familier, toutes convenances gardées, du reste, tant mondaines qu’oratoires.

Et, après tout, il avait raison, en ce sens que le propre d’un médiocre est de faire de ses qualités des défauts, et que l’art d’un homme très intelligent est de faire de ses défauts des qualités, au moins de pratique et de commerce. Thiers parlait de lui, parce qu’il lui était malaisé de n’en point parler, et aussi parce qu’il s’était aperçu qu’à en parler comme il savait faire, il établissait entre son auditoire et lui ce courant ininterrompu qui est la moitié, sinon plus, de la force, je ne dis pas du talent, de la force et de la vertu oratoire. Il ne faut pas un public très délicat pour que ceci même soit une force ; et, aussi, même avec un auditoire un peu vulgaire, parler de soi avec indiscrétion, c’est-à-dire avec une double indiscrétion, puisque seulement en parler en est déjà une, se mettre en scène avec étalage, est extrêmement dangereux ; mais enfin « il y a la manière, » et M. Thiers s’était avisé qu’il l’avait.

Il l’avait, et elle consistait dans un art remarquable, et très naturel du reste, des transitions. Thiers arrivait à parler de lui tout naturellement, dans tous les sens du mot, car d’abord rien ne lui était plus naturel ; et ensuite parce que l’on ne s’avisait qu’il parlait de lui que quand il en parlait déjà depuis un quart d’heure. Sa personnalité s était mêlée à la question traitée par interventions insen-