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commission d’enquête sur les Trade-Unions, il fit cette déposition significative : « Pour un fabricant, il est désirable de pouvoir compter sur une grande masse d’ouvriers en quête d’ouvrage. » Et comme on lui demandait ce que devenaient les ouvriers inoccupés et leurs familles : « Je n’en sais rien ; je laisserais cela à l’action des lois naturelles de la société. » Voilà la « morale de la concurrence. » La nation française a pu, comme les autres, la subir pratiquement ; elle n’a jamais voulu l’accepter de raison et de cœur[1].

De même que l’enfant, la femme n’a pas de droits politiques et n’a que des droits civils restreints, étant tenue plus ou moins en tutelle ; dès lors, comment la loi ne protégerait-elle pas, au nom de la stricte justice, des êtres qui ne peuvent se protéger eux-mêmes ? Enfin, pour ce qui concerne les ouvriers adultes, aucun moraliste, aucun sociologue ne saurait plus admettre, avec les économistes de l’ancienne école, que les rapports de l’ouvrier et de l’entrepreneur capitaliste soient des rapports ordinaires et tout individuels, qui doivent être laissés à l’appréciation des tribunaux ordinaires, jugeant conformément aux règles actuelles de notre droit civil ; — comme si, depuis un siècle, rien de nouveau ne s’était produit dans les conditions économiques ! M. Léon Say, par exemple, soutenait que l’Etat ne doit pas même intervenir pour contraindre le patron à indemniser l’ouvrier blessé dans un chantier ou dans une usine.

C’est cette adoration des lois naturelles de la concurrence qui rendait Ricardo indifférent à ce que la population fût décimée ; « Pourvu, disait-il, que le revenu net de l’Angleterre, que ses fermages et ses profits soient les mêmes, qu’importe qu’elle se peuple de dix ou douze millions d’individus ? » La richesse est tout et les hommes ne sont rien[2] ! Malthus, venant à son tour, montrait que les lois naturelles sauraient bien débarrasser le banquet de la vie des bouches superflues. Enfin le philosophe de l’individualisme, Spencer, en vient à condamner la philanthropie et à dire : « La pauvreté des incapables, la détresse des imprudens, l’élimination des paresseux, cette poussée des forts qui met de côté les faibles et en réduit un si grand nombre à la misère, sont le résultat nécessaire d’une loi générale éclairée et bienfaisante : la loi de sélection naturelle. » Il oublie que cette loi n’agit plus au sein de la société civilisée comme au milieu des animaux ou même de la

  1. Quack, Die Socialisten, vol. I, Introduction.
  2. Espinas, Histoire des doctrines économiques.