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tous les fermages, il ne pourrait pas consommer les milliards ainsi recueillis par lui ; il serait obligé d’en faire la répartition, et selon quelle règle la ferait-il ? — Là est en effet la grande inconnue. M. Jaurès n’hésite pas à répondre : « Évidemment il chercherait à restituer à chaque travailleur, au prorata de son travail, le surcroît de produit abandonné par lui ; c’est-à-dire qu’avec l’universalisation de l’État patron, les travailleurs toucheraient à peu près l’intégralité du produit de leur travail. » Ainsi l’Etat, ou plutôt le gouvernement, aurait évidemment l’absolue justice dans ses intentions et l’absolue sagesse dans ses calculs, pour rendre à chaque travailleur exactement sa part, sans que personne en détourne pour soi quelque chose, sans que les influences, les protections, les fraudes, les erreurs involontaires troublent l’immense comptabilité du gouvernement ! Ne faut-il pas, pour admettre ce postulat collectiviste, un optimisme robuste ?

On nous promet que le prix de la marchandise sera réglé non « par la volonté arbitraire du législateur, » mais « par le rapport de la quantité de travail que la marchandise contient à la quantité de travail contenue dans les autres marchandises. » — Qui déterminera ce rapport ? Ce ne serait pas trop de la science divine pour évaluer le rapport de la quantité de travail contenue dans un livre qu’un Français publie à la quantité de travail contenue dans tout ce que font les autres Français ou, pour mieux dire, tous les autres hommes. En outre, est-il sûr que la quantité de travail fasse seule la valeur, non le besoin que les autres ont de votre travail, la rareté de l’objet, l’outillage, le capital emmagasiné, qui représente un travail antérieur, etc. ? Si les collectivistes nous condamnent à la consommation immédiate, quel appauvrissement et quelle menace de famine ! Si, de nouveau, nous devons épargner et capitaliser, il faudra que la société ou l’Etat retienne sur le produit du travail une certaine portion, et le travailleur se prétendra de nouveau frustré du produit intégral tant promis, au profit d’une communauté où il lui sera impossible de contrôler l’emploi de l’argent.

Outre l’universelle répartition des salaires, — car nous serions tous salariés, — l’État aurait encore à faire la répartition des tâches. « Les producteurs, dit-on, se porteront librement vers l’une ou vers l’autre, selon leurs aptitudes ou leurs goûts. » Mais c’est là supposer que les aptitudes et les goûts sont des titres suffisans à faire n’importe quoi, alors même que la profession pour laquelle