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moment même, il se flatta qu’elle serait meilleure encore ; que si, dans le conflit armé qui s’annonçait, la France se trouvait seule, comme il convenait, et, comme il convenait, en une mauvaise posture, l’Allemagne, au contraire, serait aidée par l’Espagne ou même n’aurait qu’à la soutenir ; et qu’elle pourrait pousser sa grande chevauchée d’intérêt sous la bannière du désintéressement. Il voyait déjà la fierté castillane bondissant sous l’atteinte portée à l’indépendance, à la souveraineté nationale, courant aux Pyrénées, et les escaladant ; et, pendant quelques jours, il crut que, vers Burgos. allait se lever, grandissante, l’ombre du « noble Cid. » Il le voyait si clairement et il le crut si fermement que, malgré ses dénégations, on a peine à s’imaginer qu’il soit resté tout à fait étranger aux origines de l’affaire, que, ni directement, ni indirectement, selon la formule usitée, il n’y ait trempé par aucun conseil, aucune suggestion, aucun émissaire, ni aucun manège. Il le déclare très haut ; il dit très haut, — mais peut-être trop haut, — que c’est là une affaire de la famille Hohenzollern, que le ministère, en tant que ministère, n’y est pour rien, n’y peut rien : dernière habileté qui réveille et fouette à la fois chez le Roi le sentiment dynastique, et dans le peuple le sentiment loyaliste, qui transforme une question politique en une question d’honneur, et qui, donnant à une exigence maladroite le caractère d’une insulte personnelle, rend l’une inacceptable, et l’autre impardonnable.

Que si, par impossible, on incline pourtant à une solution amiable, il suffira de couper quelques lignes dans une dépêche et de la livrer toute vive aux journaux, sans y ajouter, sans y changer un mot, pour que la paix s’évanouisse et que la guerre ne puisse pas être évitée. Tout ce que Bismarck fait, il le fait sans doute par le Roi et pour le Roi, mais pas toujours de concert avec le Roi, et parfois en dehors du Roi : il évite de mettre trop en évidence le but où tend sa politique, de le découvrir trop, et non seulement à l’étranger, mais au Roi[1]. Ils ne sont vraiment que trois qui savent, trois complices, trois compères : Bismarck, Moltke et Roon. Certes il serait abominable de vouloir tourner à la farce un des drames les plus affreux qui, depuis qu’il y a une histoire, aient désolé l’humanité, mais comment ne pas noter que ce drame s’ouvre par une farce lugubre à trois personnages ?

  1. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 68.