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Wagner : toute la pénétration de deux milliers d’années n’aurait pas suffi à faire deviner que l’auteur d’Humain, Trop humain était aussi le visionnaire de Zarathustra.


Pas n’est besoin de voir de la folie partout pour en voir dans cette maladive hypertrophie de la personnalité. Et bien que les phrases qu’on vient de lire datent, pour la plupart, des trois dernières années de la carrière de Nietzsche (qui sont d’ailleurs celles où il a écrit la Généalogie de la Morale, le Cas Wagner, le Crépuscule des Faux Dieux , l’Antéchrist et une partie de Zarathustra), on ne tarde pas à s’apercevoir, en y regardant de plus près, que cette folie existait déjà en germe, chez le poète-philosophe, dix ans auparavant. Qu’on se rappelle, seulement, les détails de sa liaison et de sa rupture avec Richard Wagner. « J’ai conclu une alliance avec Wagner, — écrivait-il à un ami en 1872 ; — tu ne peux te figurer combien, à présent, nous sommes voisins l’un de l’autre, et combien nos plans se touchent de près. » Il avait alors un peu plus de vingt-cinq ans, sortait de l’école, et n’avait encore rien écrit que son essai sur la Naissance de la Tragédie ; et déjà il se considérait comme l’ « allié » de Richard Wagner ! Mais rien n’est plus instructif, à ce point de vue, que l’étude publiée par Mme  Fœrster-Nietzsche en tête de la traduction allemande de l’ouvrage français de M. Lichtenberger. Nous y découvrons que, tout au long de sa vie, dès que Nietzsche s’attachait à un homme ou à une doctrine, son premier soin était de protester contre tous ceux qui, avant lui, s’y étaient attachés. Philologue, il ne cesse point d’affirmer que lui seul s’entend à la philologie. Admirateur de Schopenhauer, il n’admet pas que personne autre ait le droit de l’admirer. Et quand il devient wagnérien, il s’empresse de déclarer que les wagnériens sont des sots, dont « aucun n’est mûr pour comprendre Opéra et Drame. »

C’est en pleine folie que Nietzsche a prêché sa « morale des maîtres. » écrivant, par exemple : « Voici la nouvelle loi, ô mes frères, que je décrète pour vous : Devenez durs ! » Ou encore : « Qui atteindra quelque chose de grand, s’il ne se sent pas la force et le goût d’infliger de grandes souffrances ? » C’est en pleine folie qu’il s’est amusé à insulter Jésus-Christ et le Christianisme, leur prodiguant de lourdes et grossières railleries que j’avoue que je ne puis lire sans en être ému : car je me souviens que, au même moment, le pauvre Nietzsche s’enorgueillissait d’avoir « l’esprit parisien, » et déclarait que ses livres « étaient écrits en français. »

Et la part de folie, chez Nietzsche, est d’autant plus évidente, que