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vertu vaut mieux que d’avoir la vertu, de même avoir des préjugés et savoir à l’occasion s’en défaire vaut mieux que de n’en point avoir : on plie ainsi alternativement à son service les deux forces par lesquelles le monde est gouverné : la force de résistance ou de conservation qui le retient dans le préjugé, la force d’impulsion ou de progrès qui le meut contre le préjugé.


II

A Berlin, pendant les trois ans qui suivirent, de 1848 à 1851, M. de Bismarck n’eut guère sous les yeux que le spectacle de la faiblesse royale. Lui qui, tout frais venu de sa gentilhommière, s’était, en face de la révolution, fait d’instinct le champion intraitable des droits de la Couronne, il s’étonnait, ou, si déjà il ne s’en étonnait plus, il déplorait que Frédéric-Guillaume n’osât l’approuver qu’en secret, sans témoins, quand ils n’étaient pas vus, et que les petits princes dussent se cacher pour lui serrer la main. Dès ce temps-là, il était l’homme des idées nettes et de la résolution rapide : il ne comprenait rien aux tergiversations, combinaisons, compromissions, transactions et finalement abdications, qui faisaient le fond de la conduite ministérielle et de la vie constitutionnelle d’alors. Sa première pensée, à la nouvelle des troubles, avait été tout de suite : « Si le Roi était libre, il serait bien vite le maître ; » la seconde, liée à celle-ci sans interruption : « Il faut que le Roi soit libre ; » d’où l’acte immédiat, soudé à la pensée et qui la continue et en qui elle s’achève, car les esprits de cette trempe sont par-dessus tout des caractères, et, pour eux, la pensée est le commencement de l’action.

Il rassemble aussitôt tout ce qu’il a de fusils de chasse, les distribue aux gens de son village, se met à leur tête, et voilà Schœnhausen qui marche sur Berlin. Un de ses amis, d’humeur plus rassise, veut le retenir. Il n’en faut pas davantage pour que Bismarck le soupçonne d’être sympathique à l’émeute : « Vous me connaissez, lui crie-t-il, vous savez bien que je suis un homme paisible ; mais, si vous faites cela, je fais feu sur vous. — Vous ne le ferez pas, réplique l’autre. — Je vous donne ma parole d’honneur que je le ferai, et vous savez que je suis homme de parole ; donc tenez-vous coi[1] ! » Radouci, il décide de partir seul pour

  1. Pensées et Souvenirs, t. I, p. 28.