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rien de flatteur : une épithète s’était comme accolée à son nom, et ne le quittait plus ; quoi qu’il fît ou qu’il ne fît pas, on ne l’appelait que « Bismarck l’enragé, » der tolle Bismarck. Pourquoi « l’enragé ? » À cause des coups de rapière, et des entailles, et des balafres de la Georgia-Augusta ; des coups de pistolet et des ripailles de Kniephof ; des coups de cruche à bière par lesquels, quand il avait fini de boire, il enfonçait le loyalisme dans le crâne des bourgeois de Berlin ? À cause de ces harangues truculentes du Landtag où il n’était bruit que de Bucéphales indomptables, d’âmes vendues au diable par de royaux Robin-des-Bois, et de Babylones rasées au niveau du sol ? À cause de ses saillies, de ses sorties, de ses mots à l’emporte-pièce, où la dent restait marquée ? À cause de tout cela sans doute, et pour d’autres raisons encore, cet homme tragique, — un des plus tragiques, incontestablement, qui aient jamais été, — eut toutes les peines du monde à se faire prendre au sérieux.

Le plénipotentiaire autrichien, gourmé dans son uniforme, empesé comme s’il marchait vêtu de l’orgueil légendaire des Habsbourgs, maintenait les distances entre sa propre dignité et ce laisser aller de vieil étudiant, car, à ses yeux sévères, « Son Excellence le lieutenant » n’était pas davantage : un Bursche ! disait-il, avec un joli pli de dédain au coin des lèvres ; et ce qu’est un Bursche ne peut se rendre en français sans employer l’argot. D’autres, qui se piquaient de bel esprit, le trouvaient peu littéraire et médiocrement cultivé : ne se vantait-il pas, en effet, de n’avoir pas, en un an d’Université, passé aux cours plus de deux heures ! Quatre livres composent à peu près tout son bagage : la Bible, Shakspeare, Goethe et Schiller. Shakspeare surtout : confusément, il se sent shakspearien, et, si, chez quelque poète, il est chez lui, c’est chez celui-là. Par là-dessus, des bribes de classiques latins, de Virgile et d’Horace, quelques exemples de grammaire grecque, quelques brocards de droit, et une assez forte couche d’histoire de Prusse, à partir du grand Frédéric, d’histoire probablement plus traditionnelle que savante et plus entendue que lue. Cependant on ne saurait prétendre qu’il n’a pas lu, — les fameuses caisses de Kniephof sembleraient prouver le contraire, — mais autrefois, à la campagne ; et, maintenant, il ne lit plus, si ce n’est un roman de temps en temps, pour se distraire. Pour s’instruire à présent, il n’a plus besoin de livres : il lit des hommes. Et tandis que, dans ce petit monde, fermé et congelé,