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dégoûter[1]. Vainement il veut prendre le pli, « se faire à tout, » se confire en une « lassitude insouciante, » en une « innocence qui bâille[2]. » Ni la lassitude, ni l’insouciance, ni l’innocence, ni le bâillement ne sont dans sa nature, qui, comprimée et contrainte, éclate en éruptions brusques. Malheur à qui se trouve sur le chemin de la coulée de lave ! En sa qualité de président de la Diète, le pauvre Autrichien s’y trouve toujours. Ils sont trois, en huit ans, qui ne savent comment s’en garder : Bismarck affole Thun, harcèle Prokesch, fait à Rechberg une vie si insupportable qu’un beau matin le comte lui propose d’en finir d’un coup et d’aller se couper la gorge avec lui. — « Tout de suite, répond-il, en bas, dans le jardin ; le temps seulement de noter la cause de notre querelle, afin qu’on ne puisse pas dire que je représente mon Roi le pistolet ou l’épée à la main[3]. » Rechberg, aussitôt, réfléchit à l’incorrection diplomatique du procédé : il sort et ne revient plus. — Mais quel Bursche que ce Bismarck !

A pas un de ces « diplomates » le soupçon ne vient que cette turbulence insolente, ces histoires à propos de cigares, de redingotes et d’uniformes, pourraient bien être un peu, elles aussi, « de la diplomatie d’un nouveau style ; » que ces emportemens, ces colères et ces déconcertans à-coups pourraient bien être une politique. C’en est une ; et la preuve, c’est que, malgré tout le mal qu’il dit de lui-même et des autres, de la Diète, de ses pompes et de ses œuvres, Bismarck ne veut pas partir de Francfort : il y reste. S’il y reste, avec son besoin d’agir, c’est qu’il sent, c’est qu’il sait qu’il y fait pourtant quelque chose, et que ce qu’il fait est très utile, très hardi, très fort et de grande conséquence, puisqu’il se fait, lui, ou qu’il se complète. Les huit années de Francfort sont, en ce sens, les années « plastiques, » les années créatrices ou éducatrices de sa vie.

C’est à la Diète, dans « cette tanière, dont il connaît toutes les issues, jusques et y compris les conduits de décharge[4], » qu’il s’exerce à « faire le renard ; » le lion, l’heure venue, il le fera tout naturellement. Quand, d’ailleurs, l’obscurité et l’exiguïté de son trou lui pèsent trop, il en sort et va faire au soleil un tour par le monde. Il y apprend l’Europe comme un homme d’État doit la

  1. Lettre à Malvina de Bismarck, citée par Klaczko, Deux Chanceliers, p 86
  2. Ibid.
  3. Les Mémoires de Bismarck, recueillis par Maurice Busch. p. 138.
  4. Pensées et Souvenirs, t. I, p. 260.