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force que devra être la création de l’Allemagne par la Prusse, il sera certain d’avoir la force, laquelle, — les circonstances étant ce qu’elles sont, — résidera tout à la fois : en lui-même, d’abord, arrivé à son plein développement ; puis dans un roi qui ait confiance en lui et en qui il ait confiance ; puis dans l’obéissance d’un Parlement dompté, dans la complaisance d’une presse stylée, dans le sentiment national porté à son maximum d’intensité, et transformé en impatient désir ; ensuite dans l’armée la meilleure et la plus nombreuse, aux ordres des chefs les meilleurs et les mieux préparés ; et puis dans la faiblesse des adversaires, arrivée, elle aussi, par une marche inverse, à son point le plus haut — ou le plus bas ; — ensuite dans la bienveillance, sinon dans la complicité, des peuples qui poursuivent également, pour leur part, leur unité nationale ; enfin dans l’indifférence des neutres, aussi complète qu’on puisse l’espérer. Ils viendront, ces jours de la force, et déjà ils approchent : la Russie, caressée, ferme les yeux ; l’Italie, enivrée de sa jeune liberté comme d’un vin nouveau, encourage ; les adversaires désignés ruinent en luttes l’un contre l’autre et contre des tiers leur pouvoir défensif ; cependant le pouvoir offensif de la Prusse, sagement ménagé, régi financièrement et militairement d’une main avare, s’accumule, se multiplie ; l’image de l’Allemagne s’ébauche, ses contours se précisent ; la presse s’habitue à servir, ou l’on s’habitue à se servir d’elle. Il manque que le Parlement soit soumis, mais il le sera, dès que le Roi saura vouloir : « Si le Roi voulait ! il faut un Roi qui veuille ! » Jamais Frédéric-Guillaume ne voudra, et c’est pourquoi Bismarck refuse d’être son ministre, reste à Francfort, va à Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Paris, irait partout plutôt que de revenir à Berlin, si ce n’est « pour greffer ses arbres fruitiers, comme fait son vieil oncle, à Templin près Potsdam[1]. »

Il n’aurait garde de s’user avant l’heure : il faut qu’il réserve sa vigueur intacte pour les caprices de cette exigeante maîtresse, la Fortune. Car, en cela encore, il est bon machiavéliste : il professe que les empires naissent des amours d’un véritable homme d’Etat avec la Fortune, qu’elle est femme, que « mieux vaut envers elle être impétueux que circonspect, » et que ses favoris sont ceux qui entreprennent le plus audacieusement[2]. Quant à lui, il n’y a qu’à

  1. Pensées et Souvenirs, t. 1, p. 114.
  2. Le Prince, ch. XXV : Quanto possa nette humane cose la Fortuna, e in che modo se gli possa obstare, édit. de 1550, p. 78-79.