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le regarder : il est prêt, mais, toujours bon machiavéliste et d’année en année meilleur, il feint de n’être pas pressé. Il guette l’occasion, il connaît toute la valeur des apparences et toute l’importance des prétextes : « Un homme d’Etat peut facilement, soit dans le conseil, soit à la tribune de la Chambre, emboucher la trompette guerrière, quand l’opinion publique penche de ce côté, tout en se chauffant les semelles au feu de sa cheminée ou bien en tenant du haut de la tribune des discours tonitruans. Pendant ce temps, le pauvre soldat, qui verse son sang sur les champs de bataille couverts de neige, est chargé de démontrer si, oui ou non, le système préconisé par M. le Ministre mène à la victoire et à la gloire. Rien de plus facile ; mais malheur à l’homme d’État qui, en ce temps-ci, ne recherche pas, pour faire la guerre, un motif vraiment plausible, un motif qui, la guerre finie, paraîtra encore plausible à tous ![1] » C’est le dernier trait, et c’est un trait du Prince : l’air ou la mine de la vertu, le faux semblant de l’humanité chez un homme qui méprise les hommes, qui ne les estime que comme l’instrument d’un grand dessein, l’aliment de la guerre nécessaire, et qui n’en marchandera pas le sacrifice, dès qu’il aura un « motif plausible » à donner.


IV

Le 18 septembre 1862, M. de Bismarck rentrait à Paris, au retour d’un voyage dans tout le Midi français, où il avait successivement visité Toulouse, Montpellier et Lyon, quand on lui remit un télégramme. Il rompit le cachet et lut : « Berlin, le 18 septembre, Periculum in mora. Dépêchez-vous. — L’oncle de Maurice Henning. » — Maurice Henning était Maurice Blankenbourg, et son oncle, le général de Roon. le confident et, à ce moment, le « fondé de pouvoirs » de Bismarck. L’appel venait-il de Roon seul, venait-il d’un autre, plus qualifié que lui, Bismarck ne perdit pas de temps à s’en informer ; il partit le soir même, et, le 20 au matin, il arrivait à Berlin. C’était le premier rendez-vous de la Fortune : il y fut exact.

Le Roi, — depuis un an, Guillaume Ier avait succédé à son frère Frédéric-Guillaume IV, — le Roi reçut presque aussitôt à Babelsberg son envoyé extraordinaire en France et lui tint ce langage :

  1. Pensées et Souvenirs, t. I, p. 96.