Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/85

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toi ? Quel peuple te refuserait obéissance ? Tu ne peux trouver une meilleure occasion que celle-ci, et jamais Dieu ne fut plus visiblement l’ami de personne. Ce sera la guerre, mais une grande justice est avec toi : car la guerre est juste, quand elle est nécessaire, et les armes sont bénies, quand on ne peut espérer qu’en elles[1]. »

Évidemment, en appliquant à l’Allemagne de 1860 cette lamentation sur l’Italie de l’an 1500, M. de Bismarck exagérait ; il y avait de l’artifice dans sa douleur patriotique, car l’Allemagne de 1860 n’était pas, comme l’Italie de 1500, « battue, dépouillée, déchirée, foulée aux pieds. » Mais il reste vrai qu’elle était « sans chef, » qu’elle aspirait ardemment à l’unité, et, en quelque sorte, que, depuis 1806 ou 1815, elle se créait par le désir. Bismarck n’en demandait pas tant pour se dire, et peut-être pour se persuader à lui-même, qu’« une grande justice était avec lui ; » que, si une guerre, ou même plusieurs guerres étaient nécessaires, puisqu’elles seraient nécessaires, elles seraient justes ; que Dieu lui était ami et saintement complice : Gott mit Uns ! et il hâtait à présent de ses vœux l’avertissement secret des circonstances : « Tu ne peux trouver une meilleure occasion. »


V

Les occasions ne manquent pas à qui veut les faire naître. Bismarck eut en six ans les trois qu’il lui fallait : la succession de Holstein, l’exclusion de l’Autriche, la candidature Hohenzollern au trône d’Espagne. De trois incidens minuscules ou du moins très secondaires : la mort subite du roi de Danemark Frédéric VII, la décision des syndics de la couronne, la dépêche d’Ems, il sut tirer toute une théorie de très gros événemens qui se relient et font corps comme trois actes d’une même tragédie, qui se commandent l’un l’autre si bien que le suivant sort du précédent, et que l’ensemble est, à sa manière, effroyablement logique. Rarement l’action d’une volonté humaine s’est à ce point mêlée à la fatalité de l’histoire. Bismarck ne s’en remet à la Providence, pour des œuvres où sa collaboration, d’ailleurs, est douteuse, que du soin de lui fournir l’occasion ; après quoi, si Dieu continue d’être avec lui, il le laisse un peu derrière lui, et c’est lui qui le

  1. Le Prince, ch. xxvi : Esortatione a liberare la Italia da’ Barbari.