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guide. L’occasion, voilà la part divine, l’appoint providentiel. Tout le reste est prémédité, calculé, amené d’esprit et de main d’homme. C’est de l’ouvrage, — et de bel ouvrage, — d’ingénieur politique.

Je dis « beau » comme les Florentins ou les Vénitiens l’eussent dit, comme le Prince l’eût dit. Bismarck ne regarde pas à la qualité morale des moyens, il n’en fait pas une question de conscience ; il n’épilogue pas pour savoir si tel ou tel les emploierait, ni si lui-même n’en préférerait pas d’autres : si le succès est au bout, ils sont bons, et ils ne valent rien s’ils ne réussissent pas. Ce n’est point qu’il y ait deux morales, mais c’est qu’en politique il n’y a point de morale, ou que la politique est une chose, et la morale une autre chose. — Tu veux aller là, en voici le plus court et le plus sûr chemin. Maintenant, ton âme en souffrira-t-elle ? Ce n’est pas affaire à moi, ton conseiller, mais affaire à ton confesseur. Et si tu sais ce qu’est la politique, si tu es sage, si tu es le Prince, tu feras appeler ton conseiller avant, et tu ne feras appeler ton confesseur qu’après. — On retrouve ici la pure essence de la doctrine machiavélique, qui, pour user d’une formule devenue peut-être un peu banale, mais, dans ce cas, vraie de toute vérité, n’est pas immorale, n’est pas morale, est amorale : la politique est une géométrie. Et l’on retrouve ici Bismarck, qui est un machiavéliste pratiquant. Il l’a été d’abord à la manière fine, la petite : il a été le renard. De 1862 à 1866, il a dépensé des trésors de prudence cauteleuse, patient dans ses impatiences et souple dans sa raideur ; il a fait mille tours, inventé mille ruses, pour éveiller le Roi et le tenir en haleine, mater le Parlement, émouvoir la nation, débrouiller et déjouer les conspirations de cour, masculines ou féminines. Une fois assuré, et le terrain déblayé tout autour, il a élargi son jeu. C’est désormais un machiavéliste à la manière forte : la grande, la princière. Le lion rugit, le canon tonne ; de 1866 à 1870, la Prusse est un royaume de fer et de sang qui, sous l’impitoyable despotisme de Bismarck, fait l’Allemagne par la guerre.

Charles Benoist.