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ciens, amateurs de tous genres. Des paradoxes en apparence originaux donnent à qui les accepte l’illusion flatteuse de l’originalité. Pourtant, il y a aussi des raisons plus profondes à ce succès d’une doctrine fortement individualiste et aristocratique, qui se présente elle-même comme le renversement de toute religion et de toute morale. Outre que Zarathoustra, chef-d’œuvre de la récente littérature allemande, et peut-être de toute la prose allemande, est un merveilleux poème, qui enchante l’oreille indépendamment du sens des doctrines, c’est aussi une réaction en partie légitime contre la morale trop sentimentale mise à la mode par ceux qui prêchent la « religion de la souffrance humaine. » Outre les excès d’un vague sentimentalisme, Nietzsche combat encore ceux de l’intellectualisme. Et les intellectuels auxquels s’adressent les traits de sa satire sont de deux sortes. Voici d’abord les savans, qui croient que les sciences positives peuvent suffire au cœur de l’homme ; voilà ensuite les philosophes, qui croient que le rationnel est la mesure du réel, que le monde en lui-même est un produit de la raison, œuvre intelligible de quelque intelligence immanente ou transcendante. Au lieu d’être une philosophie du cœur ou une philosophie de la raison, la doctrine de Nietzsche, comme celle de Schopenhauer, est une philosophie de la volonté. La primauté du vouloir sur le sentir et sur le penser en est le dogme fondamental.

Ce n’est pas tout. La volonté même peut être prise au sens individuel ou au sens collectif. Ce dernier est cher aux socialistes et aux démocrates, qui subordonnent l’individu à la communauté. Nietzsche est de ceux qui se révoltent contre « l’instinct de troupeau » et qui proclament, à l’image de la Renaissance, la souveraineté de l’individu dans l’ordre de la nature.

Tout notre siècle a été partagé entre le socialisme et l’individualisme, qui ont fini par prendre l’un et l’autre la forme humanitaire. Que fut le romantisme, dans son fond, sinon le culte de la personnalité se développant sans autre règle qu’elle-même, sans autre loi que sa propre force, soit que cette force fût la passion déchaînée, soit qu’elle fût la volonté sans frein ? De là cet individualisme qui devait finalement aboutir aux doctrines anarchistes. Il y a eu en même temps un romantisme socialiste et démocratique, avec les Pierre Leroux, les Victor Hugo, les George Sand, les Michelet ; c’était l’extension à la société entière des idées de bonheur, de liberté universelle, d’égalité et de frater-