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Nietzsche est partisan du réalisme absolu. Comme Gœthe, il dit au philistin : Tu cherches le cœur de la nature, mais aveugle, tu y es toujours, au cœur de la nature ; il n’y a pas de réalité distincte du phénomène, il n’y a pas d’au-delà. Le monde « vrai, » imaginé par Platon, est le même que le monde réel. — « Grand jour, déjeuner, retour du bon sens et de la gaieté, rougeur éperdue de Platon ; sabbat de tous les libres esprits. Nous avons supprimé le vrai monde ; quel monde reste-t-il donc ? Serait-ce le monde des apparences ? Mais non, en même temps que le monde vrai, nous avons supprimé le monde des apparences. Midi. Instant de l’ombre la plus courte ; fin de la plus longue erreur ; apogée de l’humanité. Incipit Zarathoustra. » Tel est le grand dogme, la grande découverte. Le phénoménisme, cependant, n était pas étranger aux devanciers de Platon, et ce dernier, en retrouvant Héraclite dans Zarathoustra, n’aurait eu au front aucune rougeur éperdue. « Midi » aura beau resplendir et l’ombre aura beau être la plus courte, il y aura toujours une ombre ; on se demandera toujours si la pensée humaine est égale à la réalité radicale et universelle, si le monde représenté et le monde réel sont absolument identiques. S’ils ne le sont pas, il y a donc un ensemble d’apparences qui peut n’être pas la révélation complète du réel, qui peut, en certains cas, se trouver vrai, en d’autres cas se trouver faux.

Mais Nietzsche, lui, espère être monté par delà le vrai et le faux, comme par delà le bien et le mal. Pour lui, les prétendus libres penseurs » sont loin de penser librement, car « ils croient encore à la vérité ! » Lorsque les Croisés, ajoute Nietzsche, se heurtèrent en Orient « sur cet invincible ordre des Assassins, sur cet ordre des esprits libres par excellence, dont les affiliés des grades inférieurs vivaient dans une obéissance telle que jamais ordres monastiques n’en connurent de pareille, ils obtinrent, je ne sais par quelle voie, quelques indications sur le fameux symbole, sur le principe essentiel dont la connaissance était réservée aux dignitaires supérieurs, seuls dépositaires de ce secret ultime : « Rien n’est vrai, tout est permis. » C’était enfin là, dit Nietzsche, « la vraie liberté d’esprit, une parole qui mettait en question la foi même en la vérité ! » Le savant moderne qui se croit un esprit libre, le Darwin ou le Pasteur qui, par une sorte de stoïcisme intellectuel, se soumet aux faits et aux lois en s’oubliant lui-même, qui finit par s’interdire tout aussi sévèrement