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qui se réalisent dans les individus et leur donnent leur forme propre ; pour le métaphysicien, au delà des idées et des formes, au delà de toutes les apparences, il y a une seule et même réalité, qui est la « volonté primordiale, universelle et éternelle. » Schopenhauer admet que nous pouvons avoir conscience en nous-mêmes de notre identité radicale avec tous les êtres, que nous pouvons ainsi déchirer le voile de l’illusion individualiste et vivre en autrui : tu es moi. Nietzsche, à son tour, admet ce pouvoir de prendre conscience du tout en sa propre volonté. Mais, ajoutait Schopenhauer, quand on a acquis la conscience de la misère universelle, on ne peut plus éprouver qu’une pitié infinie pour ce monde et un désir infini de l’anéantir. Nietzsche, au contraire, veut nous persuader d’éprouver une ivresse infinie, analogue à celle des bacchantes ; et c’est cet état qu’il décrit sous le nom de dionysien. Ainsi, au sentiment tragique et pessimiste de l’existence succède, chez Nietzsche, le sentiment enthousiaste et optimiste, sans que cependant la conception fondamentale du vouloir-vivre soit changée. Loin de là, le vouloir-vivre est encore plus vain chez Nietzsche que chez Schopenhauer, puisqu’il est conçu comme un cercle éternel où il n’y a rien à changer, au delà duquel il n’y a rien à croire, à espérer, à aimer, à vouloir.

Nietzsche, qui se croit plus optimiste que Schopenhauer, n’est-il point englouti dans un pessimisme plus profond ? Schopenhauer, au-dessus des douleurs de ce monde, élevait avec les bouddhistes le nirvâna. Mais, il avait soin d’ajouter que, « si le nirvâna est défini comme non-être, cela ne veut rien dire, sinon que ce monde (ou sansâra) ne contient aucun élément propre qui puisse servir à la définition ou à la construction du nirvâna. » Ce néant relatif à nous n’est donc nullement le néant absolu ; il peut être, tout au contraire, l’être véritable. « Nous reconnaissons volontiers, dit Schopenhauer dans la phrase célèbre qui termine son livre, que ce qui reste après l’abolition complète de la volonté n’est absolument rien pour ceux qui sont encore pleins du vouloir-vivre. Mais, pour ceux chez qui la volonté s’est niée, notre monde, ce monde réel avec ses soleils et sa voie lactée, qu’est-il ? Rien. » C’est donc la volonté de la vie en ce monde qui, selon Schopenhauer, doit s’anéantir au profit d’un mode d’existence supérieur, que nous ne pouvons ni définir ni construire, mais qui, loin d’être un néant, est sans doute la plénitude de l’être. Aux confins de la nature et de