Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 4.djvu/363

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa propre police : n’est-ce pas lui qui donne le spectacle et le spectacle n’a-t-il pas lieu pour lui ? Le Siennois aime les étrangers ; il les accueille avec un touchant empressement, mais il ne lèverait pas un doigt pour les attirer, dans une idée de lucre. Le Palio en est la preuve : il se court deux fois par an à une époque où la Toscane est vierge de tout étranger. Le Siennois est éminemment sédentaire : il n’émigre pas et cherche encore moins à provoquer l’immigration. La vieille aristocratie, encore debout, habite toujours ses palais sévères : Florence ne la séduit pas, Rome pas davantage. Le Siennois adore sa ville natale, à quelque classe qu’il appartienne : il J’aime telle que le moyen âge la lui a léguée, avec les maisons crénelées aux murs de brique rougeâtre piqués d’anneaux et de torchères de fer forgé, avec ses ruelles étroites et tortueuses, ses places irrégulières, son pittoresque si heureusement inconfortable. C’est le temps, le tremblement de terre de 1798, et non l’initiative des habitans qui a inscrit tant de fenêtres carrées dans l’arc ogival : il fallait bien consolider les bâtisses qui menaçaient ruine. Chacun dans sa sphère s’efforce de conserver ce qui subsiste, de restaurer ce qui s’en va, dans le goût original. Attaché à ses vieilles coutumes, le peuple offre des traits saillans, parfois contradictoires, qui ne s’expliquent que par l’action d’un atavisme persistant. On le retrouve au Campo sous ses aspects héréditaires, aimable et turbulent, paisible mais excitable à l’excès. D’abord chacun choisit sans hâte la place qui lui convient ; on cause et on plaisante avec ses voisins, on rit, on s’amuse des moindres incidens. Puis inopinément cette surface tranquille se bouleverse, comme un lac suisse sous un coup de tempête. En un clin d’œil, la physionomie de la foule s’est métamorphosée. Les visages s’altèrent et se convulsent. On invoque la madone, saint Antoine ; on encourage et on injurie les jockeys. Les imprécations se croisent et, au grand scandale des contadini, de jeunes femmes profèrent d’horribles blasphèmes. Au moment où la Lupa prend définitivement le meilleur sur le Montone, je vois des faces blêmir, des poings qui se lèvent ; la victoire de la Louve, une minute après, est accueillie par un tonnerre d’acclamations triomphales ; la piste est soudainement envahie ; autour du vainqueur, ce sont les expressions de la joie la plus délirante, tandis que le vaincu s’éclipse au milieu des huées. Et ce n’était qu’une épreuve !… Dans ces débordemens de passion, ne démêle-t-on pas l’image