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Si cet idéal apparaît à la fin comme un tissu de contradictions internes, si de plus il est en opposition avec les tendances normales de la vie et de la conscience, Zarathoustra aura beau, avec l’enthousiasme d’un prophète descendu du Sinaï, offrir à l’humanité sa nouvelle table de valeurs, l’humanité n’y reconnaîtra ni sa volonté vraie, ni, par conséquent, sa vraie loi. Or, le Surhomme antichrétien est précisément cet assemblage de contradictions. En lui, prétend Nietzsche, la volonté atteint son intensité la plus haute, et Nietzsche ne s’aperçoit pas que la véritable intensité entraîne, comme Guyau l’avait démontré, l’extension au dehors ou l’expansion. Si le Surhomme de Nietzsche se répand, c’est comme force « agressive » et « destructive, » qui se diminue elle-même de toute la résistance qu’elle provoque en autrui. Chez le Surhomme, la volonté de vie na pas assez de vie pour vivre en autrui et pour autrui, comme en elle-même et pour elle-même. Sa surabondance prend les allures du manque et du besoin, au lieu d’être ce débordement de la « plénitude, » πλήϱωμα, où la sagesse grecque, comme la sagesse chrétienne, a vu la richesse de l’amour et de la bonté. — Le Surhomme, dit Nietzsche, veut la domination, aussi bien vis-à-vis de soi-même que vis-à-vis d’autrui ; et Nietzsche ne voit pas que la domination vis-à-vis de soi-même a précisément pour condition de respecter la liberté d’autrui au lieu de vouloir la dominer. — Le Surhomme accepte la douleur comme la joie, afin d’épuiser toutes les émotions et de dépasser toutes les formes de la vie ; mais, s’il est vrai que, comme Platon l’avait déjà dit, joie et douleur se tiennent par une chaîne de diamant, il n’en demeure pas moins vrai que la douleur est une simple condition animale de la joie, que c’est la joie qui est le vrai but, qu’elle peut et doit se dégager sans cesse de la peine, qu’elle tend enfin à devenir bonheur. Nietzsche a beau mépriser la recherche du bonheur ; pourquoi veut-il la vie « luxuriante, » sinon parce qu’elle est pour lui la vie heureuse ? Qu’est-ce qu’une volonté qui voudrait sans avoir aucune raison de vouloir et sans poursuivre sa complète satisfaction, qui est béatitude ? Ce serait une force aveugle de la nature, non une volonté humaine, encore moins surhumaine. Enfin, nous dit Nietzsche, le Surhomme veut l’illusion comme la vérité, pourvu que l’illusion exalte en lui l’énergie et le fasse vivre d’une vie plus puissante ; mais, répondrons-nous, la volonté de l’illusion est une