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puissance, qui est précisément la volonté de la vie ». Imaginez « une organisation juridique souveraine et générale, » qui serait non pas « une arme dans la lutte des complexus de puissances, » mais une arme « contre toute lutte générale, » quelque chose enfin conforme au « cliché communiste, » une règle « qui ferait tenir toutes les volontés pour égales : » vous aurez « un principe ennemi de la vie, un agent de dissolution et de destruction pour l’humanité, un attentat à l’avenir de l’homme, un symptôme de lassitude, une voie détournée vers le néant. »

Le système de Nietzsche revient à l’antique doctrine des « deux morales, » lune pour les forts, l’autre pour les faibles, l’une pour les maîtres, l’autre pour les esclaves. La morale, comme la religion, n’est bonne que pour le peuple ; nous autres grands hommes, nous sommes au-dessus. Zarathoustra professe le plus souverain mépris pour ce qu’il appelle la canaille.

La vie est une source de joie, mais, partout où la canaille vient boire, toutes les fontaines sont empoisonnées.

J’aime tout ce qui est propre ; mais je ne puis voir les gueules grimaçantes et la soif des gens impurs. Ils ont jeté leur regard au fond du puits ; maintenant leur sourire odieux se reflète au fond du puits et me regarde.

La flamme s’indigne lorsqu’ils mettent au feu leurs cœurs humides ; l’esprit lui-même bouillonne et fume quand la canaille s’approche du feu.

Le fruit devient douceâtre et blet dans leurs mains, leur regard évente et dessèche l’arbre fruitier.

Et plus d’un, qui se retira dans le désert pour y souffrir la soif avec les bêtes sauvages, voulait seulement ne point s’asseoir autour de la citerne en compagnie de chameliers malpropres.

Nietzsche oublie que la « canaille » est précisément le vaste champ de sélection où s’opère le triage, tandis que toute caste étroite et fermée est vouée à l’abâtardissement final. Tout ce faux darwinisme, tout ce renanisme exaspéré et sans « nuances » mériterait à peine une mention sans le rayonnement de poésie qui, dans le miroir déformé et déformant de Nietzsche, transfigure les idées les plus banales.

L’auteur de Caliban et des Dialogues philosophiques, ce merveilleux sceptique mêlé de croyant, ce grand ironiste en philosophie et en religion, était un de ces « danseurs » dont Zarathoustra fait l’éloge, habiles à maintenir en équilibre, aux hauteurs les plus vertigineuses, le balancier du pour et du contre. On se rappelle cette étonnante fantaisie où Renan nous montre sa