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duquel les peines seraient partagées, et voulant idéaliser cet idéal, je veux par cela même souffrir avec vous. Je consens alors à ma souffrance et, au lieu de la repousser par égoïsme, comme je devrais le faire dans le système de La Rochefoucauld et de Nietzsche, je l’accepte par désir de désintéressement ; j’accrois moi-même ma souffrance comme si votre douleur devait diminuer de tout ce que j’ajoute à la mienne, comme si, en gémissant, moi aussi, sous le fardeau qui vous accable, j’en devais porter ma part et l’alléger. N’y a-t-il là, comme le prétendent Hobbes ou La Rochefoucauld, qu’une crainte déguisée de la douleur qui pourrait un jour m’arriver à moi-même ; n’y a-t-il qu’un sentiment de mon propre mal dans le mal d’autrui ? Non, ce qui me préoccupe dans votre souffrance, ce n’est pas mon mal, ce n’est pas même exclusivement votre mal. Quelque chose s’élève au-dessus de nous deux qui, en nous dominant l’un et l’autre, nous rapproche l’un de l’autre ; c’est un idéal de solidarité universelle et même de justice universelle. En effet, dans la souffrance que votre volonté raisonnable est forcée de subir comme une puissance ennemie et brutale, il y a une sorte d’injustice, et c’est le sentiment plus ou moins obscur de cette injustice qui fait que je voudrais vous secourir, moi qui suis partie du même groupe humain. Même si vous avez mérité votre souffrance, j’élève encore au-dessus de vous et au-dessus de moi une idée qui nous rapproche et confond mes douleurs avec les vôtres ; c’est l’idée de fraternité. Ainsi, en face de toute douleur ressentie par vous, je conçois plus ou moins obscurément une idée supérieure qui nous relie, et dans cette idée j’unis ma volonté à la vôtre. C’est cette union volontaire qui constitue la vraie et active pitié : tout le reste ne m’apparaît que comme l’occasion extérieure, le mécanisme produit par la nature inintelligente pour m’exciter à la dépasser elle-même. Le premier mouvement égoïste que provoque naturellement en moi la réflexion de votre douleur sur ma sensibilité propre n’est qu’un artifice de l’intérêt au profit du désintéressement : ce n’est, comme la psychologie anglaise l’a bien montré, qu’une action réflexe entre deux cerveaux, au sein de l’organisme social ; mais nous savons que ce n’est pas là tout, et la véritable organisation sociale est elle-même volontaire. Ceux qui n’obéissent qu’au premier mouvement, tout physiologique, ne tardent pas à fuir le spectacle d’une douleur qui atteint leur organisme ; ils réalisent alors le système de La Rochefoucauld ;