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morale. » Retourner toutes les vérités reçues, transmuer toutes les valeurs admises, c’est le jeu du paradoxe, qui est lui-même presque aussi vieux que le monde. Zarathoustra brise les tables de la loi, où se trouvent inscrites nos valeurs morales, et il suspend au-dessus de nos têtes les tables des valeurs nouvelles :

Chez qui y a-t-il les plus grands dangers pour l’avenir des hommes ? N’est-ce pas chez les bons et les justes ? Brisez, brisez-moi les bons et les justes !

Ô mes frères, avez-vous compris celle parole ? Vous fuyez devant moi ? Vous êtes effrayés ? Vous tremblez devant cette parole ? Ô mes frères, ce n’est que lorsque je vous ai dit de briser les bons et les tables des bons que j’ai embarqué l’homme sur sa pleine mer !

Jusqu’à présent, on a attribué au bon, dit encore Nietzsche, « une valeur supérieure à celle du méchant, supérieure au sens du progrès, de l’utilité, de l’influence féconde pour ce qui regarde le développement de l’homme en général (sans oublier l’avenir de l’homme). Que serait-ce si le contraire était vrai ? Si, dans l’homme bon, il y avait un symptôme de déclin, quelque chose comme un danger, une séduction, un poison, un narcotique qui fait peut-être vivre le présent aux dépens de l’avenir !… En sorte que, si le plus haut degré de puissance et de splendeur du type homme, possible en lui-même, n’a jamais été atteint, la faute en serait précisément à la morale ! En sorte que, entre tous les dangers, la morale serait le danger par excellence ![1] »

Après avoir ainsi posé le problème, Nietzsche l’aborde hardiment. Qu’est-ce qui est vraiment bon, se demande-t-il, bon au sens naturel, non moral ? Et il répond : « Tout ce qui exalte en l’homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même. » Qu’est-ce qui est mauvais ? — « Tout ce qui a sa racine dans la faiblesse. » Qu’on ne nous parle donc pas de vertu, mais « de valeur, — vertu dans le style de la Renaissance, virtù, vertu dépourvue de moraline. » — (Nietzsche dit dédaigneusement moraline comme on dit nicotine ou morphine.) « Où manque la volonté de puissance, il y a déclin. Je prétends que cette volonté manque précisément dans toutes les plus hautes valeurs de l’humanité, — que les valeurs de déclin, les valeurs nihilistes règnent sous les noms les plus sacrés. » Le christianisme, où se résume le mouvement moral de l’humanité jusqu’à

  1. Généalogie de la morale, p. 18.