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bien ? Dès lors, au lieu de nier le bien, la vertu, la vérité, contentez-vous de dire que l’humanité se trompe à chaque instant sur leur définition et leur détermination ; qu’il y a une justice mal comprise qui aboutit à des injustices ; qu’il y a une charité mal éclairée qui fait plus de mal que de bien… Il est vrai que ce serait là un lieu commun : les paradoxes prêtent mieux à la poésie romantique et satanique. Au fond, dire non à la morale sous prétexte qu’elle n’est pas favorable à l’élévation de l’humanité, c’est dire simplement que la morale fausse n’est pas la morale vraie. De même, dire non à la science sous prétexte qu’elle « déprime la puissance humaine et la vitalité humaine, » c’est faire retomber les erreurs de la fausse science sur la vraie, pour accuser ensuite la vérité même de mensonge. Proudhon avait énoncé comme un suprême paradoxe : Dieu, c’est le mal ; Nietzsche va plus loin et dit : Le bien c’est le mal ; le vrai, c’est le faux ; la moralité, c’est l’immoralité.

Dans son Crépuscule des idoles, Nietzsche nous annonce qu’il va nous montrer comment on « philosophe à coups de marteau. » Mais frapper et briser tout, à tort et à travers, ce n’est pas faire œuvre de science. En prétendant abattre, avec la morale, la dernière des idoles, Nietzsche s’est bien gardé de la définir. Il s’est borné à confondre la morale avec le christianisme, qu’il a lui-même confondu avec la « religion de la pitié ; » puis, à la faveur du vague et de l’obscur, il a fini par représenter la morale même comme le bouc émissaire sur lequel l’humanité doit se décharger, non pas de tous ses péchés, mais de tous ses maux. Du reste, Nietzsche a encore pris soin ici, comme toujours, de se réfuter lui-même et de donner des coups de marteau dans sa propre doctrine. « Il y a dans l’homme, dit-il, une créature et un créateur… il y a dans l’homme quelque chose qui est matière, fragment, superflu, argile, boue, non-sens, chaos ; mais, dans l’homme, il y a aussi quelque chose qui est créateur, dureté de marteau, contemplation d’artiste, allégresse du septième jour. » Que nous apprennent ces paroles, sinon ce que les grandes philosophies et les grandes religions nous enseignent depuis des siècles : l’opposition de la volonté et de l’appétit, de la pensée désintéressée et des sens, de la moralité et de l’instinct ? Mais, si cette opposition se comprend dans le platonisme ou dans le christianisme, que peut-elle signifier dans une doctrine qui a posé en principe que toute morale est un préjugé ? Au nom de