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une admirable poésie, comparé le méchant à une grappe de serpens entrelacés, sifflans et toujours prêts à mordre. Comment veut-il maintenant nous faire croire que ces serpens, qui vont jusqu’à se mordre entre eux, que ces passions contradictoires et en lutte mutuelle sont préférables à la bonté ?

C’est que Nietzsche attribue une utilité fondamentale, non pas seulement aux instincts et inclinations, — ce qui serait admis de tous les philosophes, — mais aux mauvaises passions. À l’en croire, les vices de toutes sortes sont des « ouvriers cyclopéens » qui servent à bâtir le nouvel édifice. L’ « homme de rapine, » l’ « homme de proie, » dit-il dans la Gaie science (une science dont la gaîté est lugubre) peut se permettre « l’acte terrible et toute la somptuosité de la destruction, de l’analyse, de la négation ; il semble autorisé au mal, à l’irrationnalité, au blâme, en raison d’un excès de ces forces génératrices et fécondantes qui savent transformer tout désert en un paradis luxuriant.» Cette conception romantique du vice et du crime est en contradiction avec toute la criminologie scientifique de notre époque. Le type criminel est très rarement celui de la vie débordante ; il est le plus souvent celui de la vie appauvrie et dégénérée. Ce qui frappe tous les observateurs des jeunes criminels, en particulier, c’est le manque de volonté et d’énergie qui les caractérise, c’est leur « veulerie, » c’est leur anémie intellectuelle et morale, cette anémie que Nietzsche attribue si étrangement aux « bons » et aux « vertueux ! » La dégénérescence, avec toutes ses tares, est la grande source de la criminalité, qui n’a rien de la vie « tropicale » célébrée par Nietzsche. Celui-ci en est encore aux brigands d’opéra ou de drame, aux bandits héroïques de Schiller, de Byron, de Victor Hugo ou de Dumas, qui ont pu se rencontrer en pays barbares et en temps barbares, mais qui, en Allemagne comme en France, n’existent plus que sur la scène.

Nietzsche parle à plusieurs reprises des « crimes aux issues heureuses » comme de moyens que la vie emploie pour briser les formes trop étroites où on aurait voulu l’emprisonner. Le grand artifice de Nietzsche, dans ses éloges du crime, c’est de nous le représenter comme essentiellement novateur, puis, par une confusion d’idées, rénovateur. Que celui qui a le premier découpé une femme en morceaux ait été novateur, je le veux bien, rénovateur, c’est une autre affaire. Tout ce qui est bon aujourd’hui, dit Nietzsche, a dû commencer par être nouveau.