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donc insolite, contraire aux usages et aux coutumes, donc immoral. Aussi « le bien a-t-il rongé comme un ver le cœur de son fortuné inventeur. » La « bonne conscience » d’aujourd’hui a sa racine dans la « mauvaise conscience » d’hier. — Il y a dans ces réflexions de Nietzsche, comme dans les autres, une part de vérité toute simple et une part d’erreur énorme. La vérité, c’est que les grands hommes de bien, les grands inventeurs moraux, les Socrate, les Moïse, les Jésus, ont dû lutter contre les préjugés de leur temps et ont été traités d’impies ou d’immoraux. D’où il suit qu’il faut se défier des opinions courantes, même en morale, et se demander si l’œil qui nous scandalise parce qu’il voit trop clair mérite bien d’être arraché, si l’action qui nous choque est une vraie reculade ou n’est pas un progrès. Mais soutenir pour cela que le bien a toujours commencé par être le mal, que la bonne conscience a commencé par être du remords, que les Socrate ou les Jésus ont été tourmentés par un ver rongeur qui leur reprochait de ne pas se conformer à l’opinion courante, c’est faire s’évanouir la vérité de tout à l’heure en sophisme. Il ne suffit pas de contrarier toutes les idées reçues et toutes les maximes de conduite régnantes pour introduire dans le monde un véritable bien : nouveau n’est pas toujours renouveau. Ni les Cartouche, ni, quoi qu’en pense Nietzsche, les Borgia même ou les Malatesta n’ont été des inventeurs de valeurs nouvelles. D’autre part, il ne suffit pas de contrarier les idées reçues pour éprouver du remords : tout dépend de la manière dont on les contrarie et du but que l’on poursuit. Celui qui a conscience d’être désintéressé et de prêcher par la parole ou par l’action une doctrine plus haute éprouve-t-il du remords ? Il en éprouverait, au contraire, s’il refusait d’écouter sa propre conscience pour s’asservir à une opinion ou à des mœurs dont il sent l’erreur et le vice. C’est donc un pur jeu de logique que de dire : la bonne conscience naît de la mauvaise conscience et toute vertu a commencé par être un vice. « Ce ne sont pas les bons qui créent, » dit Nietzsche : ils « crucifient quiconque inscrit de nouvelles promesses sur des tables nouvelles. » Jésus, qui créa une morale, était-il donc un « méchant ? » Et, s’il fut réellement « bon », est-ce lui qui crucifia, ou est-ce lui qui fut crucifié ? La vérité est que ce sont les bons qui sont les seuls créateurs : seuls ils introduisent dans le monde une force nouvelle et durable, par exemple celle de