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libertines, le sous-lieutenant à cheveux gris, des couplets contre les curés, des madrigaux à la « grivoise, » qui mettaient en gaîté la 82e : même notre Champenois savait par cœur les plus salées de ces bouffonneries. Et, tandis qu’il nettoyait habits et capotes, le matois compère en palpait délicatement les poches : c’était, — son dossier nous l’apprend, — une façon de jocrisse, mais rusé, menteur, très facétieux et connaissant des tours variés de maître-gonin… Soudain, il sentit entre ses doigts l’objet tant convoité, F un de ces papiers aux couleurs de printemps : « Fort bien ! » Tout à l’heure, après le départ de l’épaulette, il déroberait la calotine, en ferait une copie, et pourrait se divertir, en la fredonnant.

— Prends-moi ce panier, lui commanda son maître, et va le porter aux Messageries. Dépêche-toi : il faut qu’il parte, ce matin même. J’ai mis l’adresse : « Le capitaine Auguste Rapatel, rue de la Michodière, n° 9, à Paris… Envoi d’habits et de linge… » A propos ! Si les employés te demandent le nom de l’expéditeur, tu leur diras le tien : Jourdeuil, « le citoyen Jourdeuil… » Est-ce entendu ?… Oui… Tu réclameras un reçu.

Jourdeuil souleva la gresle, en regarda l’étiquette et se mit à sourire. Il connaissait bien l’écriture de son officier : une superbe calligraphie, ferme et droite, moulée à la française. Or, l’adresse du capitaine Rapatel avait été tracée par une autre main, la main d’une femme… « Des manigances ! »

Une demi-heure plus tard, le jeune gars était de retour… Dans la chambre, l’armoire avait été refermée, et le faiseur de poésies se promenait avec agitation.

— Ah ! mon lieutenant, quelle cohue, à ces diligences !… Un public impatient et des employés ahuris… Enfin, voici le reçu.

L’officier le prit et l’examina : il portait bien le nom du « citoyen Jourdeuil. »

— Parfait !… Es-tu connu dans ce pays ?

— Très peu : je n’y fréquente personne. Du reste, vous le savez, je pars dans douze jours.

Le sous-lieutenant, si énervé tout à l’heure, parut se calmer, et, gratifiant d’un écu le blaisot de Champagne :

— Maintenant, comprends-moi bien. Je vais t’envoyer souvent aux Messageries. N’y prononce pas mon nom… Après-demain, si l’on t’interroge, tu t’appelleras le « citoyen Thomas. »