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Cannes, 7 décembre 1866.

Cher Monsieur,

Je suis ici depuis quelque temps, voulant vous écrire tous les jours ; mais tantôt c’est le soleil, tantôt c’est la pluie qui m’empêche. Je regrette bien que vous soyez si loin. J’aurais bien du plaisir à causer avec vous de toutes les drôles de choses qui se sont passées, cette année, et de celles qui vont se passer en 1867. Malheureusement, depuis trois semaines que je suis à Cannes, je ne sais plus rien de ce qui se fait et se brasse dans le monde. Selon les renseignemens les plus sûrs, M. de Bismarck était loin d’être bien portant lorsque j’ai quitté Paris. Je veux dire que peu de compagnies d’assurance sur la vie auraient voulu traiter avec lui. On dit que, s’il lui arrivait le même accident qu’à Cavour, les choses iraient au pire en Prusse ; que le roi, que ledit Bismarck avait beaucoup de peine à persuader il y a quelques mois, est maintenant trop convaincu de la mission régénératrice que la Providence lui a conférée, et qu’en conséquence il est tout prêt à faire des bêtises. En ce qui concerne le Pape, Odo Russell et Sartiges me disaient, il y a un mois, qu’il resterait à Rome et que tout irait bien ; mais je n’en crois pas un mot[1]. Le pape reçoit de trop bons conseils de notre clergé, pour être raisonnable. Supposé même qu’il le fût, peut-on espérer que Mazzini, Garibaldi, que Populus Senatusque Romanus ne fassent pas des espiègleries de nature à le faire déménager ? Je me demande pourquoi on attache tant d’importance à ses démarches. Qu’importe ce que fera un vieillard quinteux, qui passe son temps dans l’expectative de l’arrivée de la Sainte Vierge Immaculée, pour remettre le monde d’aplomb ? Pourquoi fait-on dépendre sa conduite de celle d’un fou ? On répond à cela que le peuple le plus spirituel de la terre verrait avec peine qu’on fît endêver le vicaire de J.-C. et que le clergé, si attaché à la dynastie, ferait mal voter dans les élections de 1869. Vous avez dû entendre parler d’un voyage que ferait une grande dame[2] à Rome ? J’ai lieu de croire qu’il n’en est plus question ; du moins, des gens bien informés me l’écrivent, ce qui ne m’empêche pas d’en avoir un peu peur.

D’autres alarmistes nous prédisent pour l’année prochaine le

  1. Cf. Lettre à Victor Cousin, du 23 novembre 1866, p. 185.
  2. L’Impératrice.