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connaissons généralement assez mal, et dont l’évolution, beaucoup plus lente que nous ne sommes tout d’abord portés à le croire, obéit à des lois particulières, assez obscures à nos yeux. Nous devons observer longtemps avant d’agir, à supposer que nous ayons à agir à une heure quelconque, ce qui est douteux, et n’est nullement désirable.

Lorsqu’on a appris que les troupes du sultan Abd-el-Aziz avaient été battues par celles d’un prophète nommé Bou-Hamara, la première impression qu’on a eue en Europe a été que le sultan était perdu. Son empire est si peu homogène, et, comme on dit, si chaotique, qu’au moindre ébranlement il semblait devoir s’effondrer. Ce défaut d’organisation est peut-être ce qui l’a sauvé. Un empire fortement centralisé, s’il est frappé au centre, s’écroule : il n’en est pas de même d’un empire composé de pièces et de morceaux indépendans les uns des autres. L’insurrection, même un moment victorieuse, ne trouve pas tout de suite plus de ressources pour l’attaque que le gouvernement régulier n’en trouve pour la défense, et une assez longue immobilité succède au premier choc. C’est le point où nous en sommes. Le prophète seul, s’il y en a un de vrai, pourrait dire ce qui arrivera demain. Peut-être n’arrivera-t-il rien de décisif, et la situation restera-t-elle, pendant un certain temps encore, incertaine. Ce sera un grand inconvénient pour le Maroc mais, pour l’Europe, le danger réel ne commencera que le jour où elle voudrait intervenir : espérons que ce jour ne se lèvera pas.

Les causes du mouvement sont aujourd’hui assez bien connues. Elles ne tiennent pas, comme on l’a dit : des contestations qui se seraient produites sur la légitimité du pouvoir actuel, car on ne connaît guère, dans le monde arabe, que les gouvernemens de fait. Le fait lui-même, c’est-à-dire la force, est le véritable signe de la légitimité. Abd-el-Aziz est arrivé au trône comme beaucoup d’autres l’avaient fait avant lui et le feront après. Son malheur est que, très jeune et encore dénué, non pas d’intelligence ni de volonté, mais d’expérience, il n’a pas tardé à se rendre impopulaire par des défauts qui n’en étaient que pour lui, c’est-à-dire pour un homme dans sa situation, et où nous serions plutôt tentés, avec nos idées européennes, de voir des qualités. On a remarqué que sa mère était Circassienne, et qu’il n’avait pas un atavisme tout à fait pur ; mais d’autres que lui se sont trouvés dans le même cas et n’en ont pas éprouvé les mêmes inconvéniens. Il a naturellement l’esprit ouvert, curieux, actif, et, au lieu de rester étroitement et aveuglément enfermé dans les vieilles traditions