Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/516

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des flammes en tourmente ; elle est au milieu, la jeune fille, et on ne voit plus rien d’elle, rien qu’un lugubre pied, un seul, qui a les doigts écartés étrangement comme par un excès de souffrance et qui se découpe en silhouette noire devant la lueur du feu.

Sur des pans de mur qui dominent, quatre nouveaux personnages aux traits invisibles, aux voiles baissés, se tiennent accroupis et la regardent, avec des tranquillités que l’on dirait indifférentes : les parens, les êtres sans doute qui sont du même sang, et de qui sortirent les germes de sa beauté…

Combien cela change les aspects de la mort, de la séparation et du revoir, les croyances de ces gens-là, auxquelles on doit tenter de me rallier demain ! Une âme est partie, qui avait à peine une individualité propre, et qui du reste ne procédait point des leurs, mais était une très vieille âme peut-être, devenue consciente depuis déjà des siècles de siècles, et passagèrement réincarnée dans cette jeune chair, fille de leur chair. Une âme est partie ; la voici pour un temps délivrée, ou pour toujours, qui sait ? Plus tard, à n’en pas douter, elle sera de nouveau réunie à eux, — mais plus tard, plus tard, après la consommation des âges. Et on aura tellement évolué, tellement changé, les uns et les autres, que ce lointain revoir, presque sans personnalité, n’aura plus ni tendresse ni larmes ; comme se rapprocheraient des parcelles d’un même tout, qui auraient été pour un temps séparées, on se réunira dans une béatitude sans joie…

Cependant, de ces deux formes humaines prostrées sous des voiles de pauvre, qui regardaient impassiblement brûler le tout petit mort du haut d’une pierre de frise, l’une se lève, se penche au-dessus de lui, se découvre le visage, pour voir de plus près et mieux. Et la lueur du bûcher de la jeune fille éclaire en plein ses traits : une vieille femme décharnée. — « Est-il bien tout brûlé, au moins ? » semble-t-elle dire. Elle est très vieille, c’est quelque grand’mère, plutôt que la mère : il y a de mystérieuses affinités et d’infinies tendresses quelquefois entre les grand’mères et les petits-fils. — « Est-il bien tout brûlé, au moins ? » Ses pauvres yeux expriment l’inquiétude de n’avoir pas eu assez d’argent pour lui acheter le bois qu’il aurait fallu, la crainte que les impitoyables brûleurs n’aillent jeter à l’eau des fragmens encore reconnaissables. Elle se penche à nouveau, regarde anxieusement, à la lueur du bûcher des riches, tandis